MONSEIGNEUR J.-R. LEONARD
Evêque de Rimouski (1920-1928)
 

... Monseigneur, ce n'est pas sans émotion ni fierté que je rappelle à ce moment que notre Maison vous doit ses hommages, ses voeux et ses prières à un titre des plus intimes. Et celui qui porte aujourd'hui les deux très grands honneurs de représenter le Séminaire et d'accueillir Votre Grandeur voudrait en ce moment trouver sur ses lèvres "des trésors de délicatesse, de tendresse et de piété, tels que seules les paroles d'une mère semblent capables d'en contenir", pour être à la hauteur du rôle qui lui échoit. Il se rappelle en effet que si vous êtes aujourd'hui le chef du diocèse, si, en particulier, vous êtes le père du Séminaire, vous êtes aussi le fils de l'Alma Mater, fils illustre qu'à couronné la grâce du suprême sacerdoce, et qui porte tout le fardeau de la croix salutaire, fils aimant aussi, qui daigne se souvenir qu'il fut petit comme la plupart d'entre nous avant d'être si grand, qui se rappelle les bras qui l'ont bercé, le coeur sur lequel il a dormi, la bouche qui lui a bégayé les rudiments des sciences, les conseils qui ont dirigé sa vie vers les sommets… Nos annales racontent qu'entré tout jeune enfant (vous n'aviez que onze ans) au Petit Séminaire, le 4 septembre 1888, vous en sortiez onze ans plus tard, prêtre pour l'éternité, le 25 février 1899. Dans l'intervalle vous avez franchi toutes les étapes du pieux écolier et de l'excellent séminariste. Le plus jeune de votre classe, vous êtes l'aîné par la sagesse. Vos devoirs scolaires, dont l'encre est à peine séchée, s'inscrivent dans les cahiers d'honneur; chaque année vous comble des récompenses accordées aux succès, et si le prix d'astronomie ne vous est pas décerné dans votre classe de Physique, c'est que, sans doute, vos maîtres jugent que vous en avez suffisamment de tous les autres premiers prix et que l'on peut s'élever jusqu'aux astres sans posséder toutes les théories des Chaldéens, les formules de Leverrier et les secrets de Copernic.

Séminariste, vous êtes professeur de Belles-Lettres, et, plus tard, quand l'expérience du ministère paroissial et de l'administration diocésaine s'est ajoutée à vos études, vous acceptez à deux reprises de former au Grand Séminaire les futurs prêtres, bien qu'une santé alors débile vous éloigne de la vie confinée. Vous obéissez et vous vous préparez ainsi au grand office du commandement suprême.

Ainsi avez-vous été l'élève en tout point brillant de la Maison "qui vous ouvre aujourd'hui son coeur plus largement encore que ses portes"; ainsi avez-vous été le modèle de vos contemporains; ainsi avez-vous été le Mentor sage de plusieurs de vos prêtres, qui se souviennent avec reconnaissance de vos leçons et de votre direction; ainsi êtes-vous pour notre jeunesse l'idéal de piété et de travail vers lequel il lui suffit de se retourner pour en retirer les inspirations actives et fécondes, dignes des émotions et des battements d'un coeur de vingt ans.

Monseigneur, votre Alma Mater vous prie de recevoir ses respectueux hommages. Votre Alma Mater félicite pieusement son fils monté si haut parmi les puissances de la terre. - Cum principibus populi sui. - Votre Alma Mater fait éclater sa joie et chante son Magnificat au bonheur incomparable qui lui arrive: tige de Jessé, elle a produit un autre Christ. Elle se sent particulièrement heureuse que la Providence lui accorde ce bonheur au moment où elle va célébrer le cinquantenaire de son institution comme pépinière sacerdotale. Il lui plait en effet de voir dans cette coincidence le symbole de la récompense accordée dans votre personne à tous ceux qui ont été ses dignes ouvriers. Les prières des prêtres qui l'ont servie dans la difficulté des débuts sont exaucées, les larmes dans les épreuves, séchées. C'est l'heure de l'allégresse pour ceux qui vivent sans doute, mais aussi pour ceux qui dorment dans la paix... Ils vous entourent en ce moment, les Directeurs disparus de l'Alma Mater; ils sont tous là, quelque part qu'ils aient prise à sa fondation ou à son progrès: Tanguay ou Potvin, Laliberté, Langevin, Rouleau, Couture, Saucier, Bélanger, Côté et tous les autres. Leur pensée se mêle à notre pensée, leurs félicitations, leurs respects et leurs voeux se joignent aux nôtres: Ad muItos annos !... »



Tels étaient en partie les termes employés par le Supérieur du Séminaire, le 25 février 1920, lorsqu'il présentait au premier évêque sorti de notre institution les hommages de la communauté.

Hélas! ces paroles encore toutes récentes et si rayonnantes de joie et d'espérance ne sauraient se relire aujourd'hui sans que viennent s'y joindre des accents de tristesse. Celui qui fut le troisième évêque de Rimouski s'est endormi dans le Seigneur, le 7 février 1931.

Et le Séminaire le pleure.
Car il fut son élève, son maître, son père. Car il l'a aimé comme on aime ceux pour qui l'on travaille et l'on souffre.

Ainsi sa mémoire vivra-t-elle en notre Maison comme vit celle du juste: ln memoria aeterna. Et l'ultime inscription dans nos annales de son nom vénéré voudrait être le symbole du monument aere perennius que la reconnaissance et l'affection ont dressé au coeur du Séminaire.

VIVAT lN AETERNUM !




ALLOCUTION DE BIENVENUE
de M. le chanoine FORTUNAT CHARRON
aux anciens élèves
le 22 juin 1920


Messeigneurs,
Messieurs,

Vous êtes les bienvenus dans votre Séminaire. Déjà les inscriptions, les flammes et les drapeaux dont la maison s'est recouverte; déjà les sourires joyeux des lèvres et des yeux, les battements émus des coeurs vous ont dit l'accueil ardent que fait l'Alma mater, que font les générations d'aujourd'hui à celles des jours anciens: il vous plaira que je sois l'interprète naturel de l'une et des autres pour vous souhaiter officiellement cette bienvenue, et pour vous répéter le mot aussi maternel que connu de la cité toscane à ses visiteurs: Mon coeur s'ouvre plus largement encore pour vous que mes portes.

À la vérité, cette bienvenue est superflue. Le bon fils a-t-il besoin qu'on l'accueille dans la maison de sa mère? Ne sent-il pas intimement qu'il retrouve sa qualité d'enfant et de fils chaque fois qu'il franchit le seuil où elle habite, chaque fois surtout que l'occasion se présente de célébrer une date importante dans la vie d'une tête si chère?

Tels sont vos sentiments, à ce moment.

Vous retournez volontairement à votre âge d'écoliers, pour célébrer avec nous une date dorée dans l'existence de la maison qui a comblé votre jeunesse, le cinquantenaire de son institution comme séminaire diocésain. A cette fin, vous êtes venus de partout, du Nord et du Midi, du Levant et de l'Occident, évêque et prélats, prêtres, moines et laïques de tous les âges. Quelle belle! quelle vénérable et touchante assemblée, où s'assoient et fraternisent le riche et le pauvre, l'homme de la terre et celui du commerce ou de l'industrie, les maîtres des âmes et les arbitres des destinées terrestres! Jamais il ne semblera plus à propos de chanter avec l'enthousiasme du Psalmiste: Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum.

Vous êtes là, après une longue absence peut-être; vous lisez ou écoutez les dates qu'on évoque: 70, 81, 83…; avec nous vous méditez sur le passé. Cinquante ans! C'est une période déjà longue dans la vie des sociétés et des institutions par quoi elles vivent. Le Séminaire qui a vécu ce long espace de temps et à qui je veux manifester mon affection, à l'occasion de son jubilé d'or, a-t-il rencontré les espérances qui frémissaient autour de son berceau? A-t il obtenu des résultats proportionnés au dévouement héroïque de ses fondateurs, à la charité des prêtres et des laïques qui ont assuré son existence et son développement? Il ne faut pas l'oublier en effet : notre maison est l'oeuvre de toute notre Église, du clergé et des fidèles, des chefs et des sujets, des quinze sous du dénûment et des dollars de la fortune

Cette oeuvre collective a-t-elle répondu aux espoirs et aux pensées suprêmes de toute une région, voire de toute une province? Que serai-je plus tard? se demandant au nom de l'institution naissante l'éloquent abbé Thomas Bérubé, le 31 mai 1876, le soir de la bénédiction de l'édifice incendié cinq ans après. Que serai-je plus tard? Donnant immédiatement la réponse à la question terrible, il ajoutait dans un élan d'espérance prophétique: « Pourquoi un autre Chateauguay ne susciterait-il pas chez nous de nouveaux Sallaberrys? Pie IX y a bien trouvé des soldats de Mentana et de Civita-Castellana... » - Et l'orateur, continuant l'exposé des espoirs dont son coeur déborde, montre les enfants de nos campagnes transformés par l'éducation solide de la maison nouvelle en Tachés, en Morins et en Lafontaines, en apôtres répandus sur les plages étrangères pour y annoncer les biens éternels et prêcher le salut. Il lui semble même entrevoir dans le lointain une mître couronnant un front béni... . « Magnifique espérance, rêves chéris, concluait-il, vous serez un jour une réalité. » Après cinquante ans, vous demandez-vous, le Séminaire a-t-il réalisé cette magnifique espérance?...

Un sentiment d'élémentaire délicatesse nous défend de répondre à cette question que vous vous posez. Mais si nous ne nous sentions pas si inégal à l'honneur et à la responsabilité que nous portons, nous répondrions ce que l'Esprit de Dieu prescrivait au prophète: Lève tes yeux et vois! Et nous songerions avec un légitime orgueil que nous sommes le chef d'une maison d'éducation au foyer et au pied des chaires de laquelle se sont assis tant d'hommes illustres. L'Évêque au front béni prophétisé par l'orateur de 1876, plus de trois cents prêtres séculiers et réguliers, des magistrats et des politiques distingués, des professeurs d'université, des professionnels de toute appellation, des officiers aux épées valeureuses et aux poitrines dignes des croix les plus précieuses, des agriculteurs instruits, des écrivains à la plume étincelante et superbement française... Nous nous dirions avec fierté que l'influence de la maison que nous représentons a dépassé depuis longtemps les limites de la Province et du pays, que c'est une partie de son âme qui passe dans l'âme des apôtres pour ne parler que de ceux-ci qu'elle a envoyés racheter les âmes sur les plages désertiques de l'étranger... Le Séminaire a-t-il rempli la mission qu'on rêvait pour lui?... Monseigneur l'Évêque, Messeigneurs, Messieurs, parlez! Vous êtes la preuve substantielle, vivante, irréfragable de la réalisation des espoirs des premiers jours.

On ne saurait prétendre que les circonstances de temps, de milieu et de fortune aient en quelque sorte imposé ce succès. Jusqu'à ces toutes dernières années, notre peuple riche d'intelligence et d'enfants ne possédait pas cette aisance matérielle devant laquelle s'ouvrent trop souvent les portes des faciles ou brillantes carrières. Votre ascension rapide à la direction de l'Église et du pays, vous la devez sans doute à Celui de qui descend toute grâce et à votre énergique travail, mais aussi dans une large mesure à l'intelligence robuste des premiers Directeurs, qui surent, au milieu de leur dénuement, établir l'oeuvre de leurs pensées sur le roc solide de la bonté morale et de la tradition classique. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme, dit l'adage qui n'a de seul tort que d'avoir Rabelais pour parrain. Et donc, il importe que le jeune homme qui aborde la vie en vue de prendre bientôt un digne rang parmi les chefs du peuple, pétrisse son âme de christianisme et se façonne une conscience chrétienne, en s'assimilant la doctrine du Maître. Dès lors, il suffit à l'éducateur de donner accès aux trésors inestimables de savoir et de formation que nous a légués l'antiquité grecque et latine, que récèlent les lettres françaises, l'histoire et la philosophie, et d'inviter les ailes aux grands vols des idées hautes. L'âme de vingt ans prend d'elle-même hardiement et fièrement son essor vers les sommets. Ainsi, en ont agi à votre égard ceux qui furent vos maîtres, au premier rang desquels vous permettrez que je place l'héroïque Georges Potvin, le sagace pédagogue Jean Langevin et le créateur, au sens précis du mot, de l'esprit et de la tradition classiques en notre maison, le géant de labeur et de méthode intellectuelle, Elzéar Couture. Ils ne pouvaient que faire oeuvre qui dure, qu'assurer le succès à leurs élèves; les générations futures ne pouvaient que bénéficier des trésors d'abnégation et de savoir qu'ils avaient créés et dont ils avaient perpétué eux-mêmes la tradition. Aussi bien sentons-nous le besoin d'adresser à ces bons travailleurs, par delà la tombe, et à ceux qui ont continué leur oeuvre, l'hommage de notre reconnaissance émue.

Messieurs, vous aurez tôt accompli le retour sur le passé et fait l'enquête que suggère l'étape du cinquantenaire; nous souhaitons que vous profitiez du temps et du milieu éminent favorables pour retrouver votre jeunesse, pour rallumer eu vos âmes les jeunes aubes avant que vienne le crépuscule, pour réchauffer et reposer vos coeurs lassés et refroidis par le travail, l'amertume hélas! fréquente de la vie ou l'âpreté du devoir. La plupart d'entre vous sont venus à cette fin; et, sans doute, en recevant l'invitation de revenir au collège, vous vous êtes dit avec le poëte :

Nous irons à la Vigne, ô mon âme, un matin...
...
Et vendangeant nos souvenirs en des corbeilles,
Nous irons butinant ainsi que des abeilles ;

Et le chemin connu sera doux à nos pas,
Lorsque nous reviendrons, le soir, heureux et las,
Portant nos souvenirs joyeux en des corbeilles...

Quelles pensées et quels sentiments se partageront vos âmes en faisant cette vendange de souvenirs? Vous êtes échelonnés à tous les dégrés de l'âge. Côte à côte se trouvent parmi vous les têtes chenues et blanches, ceux qu'a mûris l'âge et ceux qui entament à peine la vie: qui pourrait sonder votre âme collective?

Les hommes vivent ici-bas
Très inconnus les uns des autres,
Leur coeur ne se ressemble pas,
Et nulle âme ne sait la nôtre.

Vous, des premières années, vous ne reconnaissez rien autour de vous. Vos contemporains sont disparus et même la vieille église de la rue St-Germain dont l'immortalité semblait être le lot, n'existe plus comme vous l'avez connue.

Vous de 80, vous ne retrouvez même plus les ruines désolées sur lesquelles vous pleuriez le 2 avril 1881, et sur lesquelles jouent insouciants les élèves d'aujourd'hui comme des enfants sur un tombeau. Vous de 83 et des années qui s'écoulent jusqu'à 1905, vous retrouvez à peine votre place à l'étude, à la chapelle, au dortoir, dans la maison agrandie et modifiée. Les maîtres d'aujourd'hui n'étudiaient peut être pas encore, quand vous êtes partis... Ce que René Bazin écrit avec tristesse dans un de ses livres ne se réalise-t-il pas? « Le peu qu'ils ont laissé des traces du passé demeurera inaperçu ou n'aura plus de sens, puisque les maîtres ont changé. »...

Quelles pensées diverses et tumultueuses suggère l'histoire mouvementée et en quelque sorte percée de clous de notre commune Alma Mater! Et c'est pourquoi bien téméraire qui oserait sonder vos sentiments doux et tristes, d'espoirs et de regrets, d'amour et de jeunesse renouvelée comme celle de l'aigle…

Mais il nous semble - et votre présence nous en fournit la certitude - que nous pouvons trouver, fût-ce dans l'asile le plus reculé de votre esprit, une pensée commune. Si, selon Gauthier, le marbre survit à la cité, ainsi l'âme des anciens survit aux ruines. Et de retrouver par delà le marbre détruit cette âme vivante, votre coeur exulte d'allégresse et tressaille de généreuse cordialité pour ceux qui la représentent. « L'édifice où j'ai vécu n'existe plus, vous dites-vous; le temps a fait son oeuvre au milieu de mes maîtres, comme il l'a faite sur ma tête et dans mes illusions éparpillées aux quatre vents, mais je retrouve quand même mon Séminaire. Je le retrouve au fond de mon coeur, où la foi éclairée que je professe et la reconnaisse ont érigé un monument plus durable que l'airain, dans les humbles prêtres qui portent aujourd'hui le poids du jour et de la chaleur et dont l'idéal est de se rendre dignes des anciens par la vertu, par le dévouement sans mesure, par une science de plus en plus au point et marquée du sceau victorieux de la tradition française. »

Voilà ce qu'il me semble que vos yeux et vos lèvres me disent en ce moment. Au nom des Directeurs actuels du Séminaire, je vous remercie de votre inappréciable sympathie.

Et maintenant, Messieurs, je vous offre la plus large hospitalité et vous remets, au sens propre et figuré, les clefs de la maison. Je vous donne le plus bienveillant des Deo gratias, et vous laisse à vos entretiens apaisants, pieux, gais, de cette gaieté qui fuse en rires sonores et francs dans le silence sacré des études et des dortoirs. Remplissez-la de votre présence, de votre esprit et de votre souvenir, au bénéfice des élèves d'aujourd'hui et de demain dont vous continuerez d'être les inspirateurs et les modèles.

PENSÉES : Le danger pour l'esprit n'est pas de ne savoir que la moi-tié des choses qu'il aurait à apprendre : c'est de ne savoir qu'à moitié ce que l'on a appris.

Octave GRÉARD

Savoir parfaitement ce qu'on sait donne à l'esprit un repos qui ressemble à la satisfaction de conscience.





Discours de M. Ernest Lapointe
au grand conventum du 50e
le 22 juin 1920.


M. le Supérieur,
Monseigneur l'Evêque,
Messeigneurs, Mesdames et Messieurs,

Je me lève pour présenter au Séminaire de Rimouski les hommages et les salutations de tous ses enfants.

C'est mon agréable devoir de parler surtout au nom de cette branche de la famille qui vit relativement loin du foyer, et dont les membres en se retrouvant ici aujourd'hui, après de multiples et orageuses tempêtes, éprouvent la douce sensation de revenir au port et d'y goûter le calme, le bien-être et les délices d'une tranquille hospitalité.

Nous sommes venus de toutes les parties de la Province et du pays. Nos carrières diverses, les lieux que nous habitons, la mentalité des personnes que nous fréquentons, ont fait de nous des hommes différents les uns des autres, et pourtant nous nous ressemblons comme des frères. C'est que nous sommes unis par les liens intimes d'une parenté intellectuelle et morale; c'est que nous possédons en commun un riche legs de souvenirs inoubliables et que toutes les âmes individuelles se confondent en une grande âme collective, l'âme de l'Alma Mater.

Le lien qui nous unit à ce Séminaire est l'un des plus purs; il est celui qui nous relie à notre jeunesse, qui nous ramène aux jours où nous regardions en avant de nous, jamais en arrière, où nous n'avions que des espérances, qu'aucun regret ne venait assombrir.

Cette célébration est un événement heureux. Elle réunit une famille dispersée, abolissant toutes les distinctions, sauf celles que l'âge commande, aristocratie de cheveux blancs que tous finiront par acquérir, mais à laquelle personne n'aspire avec anxiété. Dans le grand monde extérieur, il y a et doit y avoir des différences de rang et de conditions. Les uns ont été fortunés; les autres, avec plus de mérite peut-être, ont rencontré des courants adverses; certains sont devenus des citoyens en vue, plusieurs ont préféré rester dans la grande foule. Mais ici nous sommes tous égaux, au même rang, dans la même ligne de fraternité; toutes les hiérarchies disparaissent et se confondent en une vaste camaraderie; nous sommes redevenus comme autrefois, simplement Louis, François, Charles; pour ceux qui aiment l'antiquité, Alexandre ou Enoch; chaque classe est un feuillet du grand livre de l'institution, et tous les noms y sont inscrits avec le même souvenir affectueux.

Nous retrouvons le théâtre de nos premières années; bien des choses, qui nous sont d'ordinaire indifférentes, revêtent un caractère de beauté; même les nombreux petits péchés d'omission et de commission incidents à la vie de collège nous reviennent à l'esprit. Il n'y avait que vous, Monseigneur, qui en étiez exempt. Et je me suis souvent demandé, puisque le juste pèche sept fois par jour, comment vous pouviez faire pour fournir votre quote-part.

La bonne vieille ville de Rimouski nous paraît rajeunie; la verdure y est plus attrayante, le fleuve plus imposant; nous revivons un passé qui a toujours eu pour nous de nostalgiques attirances, et les réalités présentes se transforment à la lumière du souvenir.

Monsieur le Supérieur, vous avez eu la délicatesse de rappeler qu'il y a vingt-cinq ans, ce jour, je quittais le Séminaire et lui adressais les adieux de mes condisciples de la classe de 1895. Nous étions bien jeunes alors; nous n'avions pas 20 ans; nous étions à l'âge des enthousiasmes ardents, des espoirs hardis, et un peu aussi des illusions trompeuses. Toute une époque s'est écoulée depuis cette date, qui marquait dans notre vie une étape mémorable. Un quart de siècle, c'est bien long quand on ne l'a pas vécu, mais que la distance en est brève, quand nous la voyons derrière nous! J'ai lu quelque part la pensée suivante: "C'est une rude épreuve pour des amis de comparer de nouveau leurs coeurs, leurs intelligences et leurs valeurs, après que la vie les a roulés dans ses ondes dissolvantes".

Mais, Monsieur le Supérieur, à vous qui représentez noblement ceux qui ont été nos maîtres, qui êtes la conscience vivante de cette maison, l'interprète et le gardien fidèle de ses traditions, laissez-moi dire que nous avons essayé de garder intact et de faire fructifier le trésor spirituel qui nous avait été confié. Nous avons vieilli, l'expérience a déchiré le voile de bien des illusions, mais notre foi et notre idéal sont restés les mêmes.

Monseigneur, Monsieur le Supérieur, Messieurs, il y a quatre ans, au cours d'un voyage en Angleterre, je fus profondément impressionné par une inscription qu'il me fut donné de lire dans la grande Cathédrale St-Paul, de Londres. A l'intérieur de l'immense édifice, de chaque côté, de magnifiques monuments ont été élevés à plusieurs des gloires politiques et militaires de la nation anglaise. Dans un angle obscur, le visiteur découvre une humble tablette commémorative dédiée à Sir Christopher Wren, l'architecte de cette grande oeuvre artistique, avec les simples mots: Si monumentum quaeris, circumspice.

Ces paroles glorieuses, avec quelle force et avec quelle vérité ne pourraient-elles pas être prononcées par les architectes de la grande oeuvre dont nous fêtons aujourd'hui le plein épanouissement! Les pionniers, les fondateurs sont aujourd'hui disparus; mais plusieurs des anciens qui furent subséquemment les coopérateurs et les continuateurs de la tâche sont ici dans cette salle, le front rayonnant et le coeur joyeux. Et si, comme il nous est permis de le croire, les ombres des prêtres modestes qui créèrent cette institution planent au-dessus de nous et peuvent contempler le résultat de leurs efforts et de leurs sacrifices ; s'ils peuvent voir cette immense assemblée d'hommes qui ont été formés par eux et à cause d'eux, et qui, suivant un mot fameux, constituent un véritable répertoire de documents humains; s'ils contemplent ce clergé éminent et dévoué; s'ils peuvent voir ce jeune homme de 43 ans, l'enfant de leur Séminaire, devenu en pleine force, en pleine maturité, en plein talent, le premier Pasteur de ce diocèse qu'il illumine de sa science et de ses vertus, ne vous semble-t-il pas qu'ils nous disent dans leur muette éloquence: "Si vous cherchez un monument, regardez !"

Lorsque ce collège fut créé, le Canada français était à une des époques tourmentées de son histoire. L'Union des deux Canada n'avait pas atteint le but visé par ceux qui l'avaient conçue; notre population restait debout, luttant avec l'invincible courage d'une race qui ne veut pas mourir. Mais les conflits étaient ardents et continuels. Les chefs de la nationalité, religieux et civils, avaient compris que les maisons d'éducation, et surtout un clergé instruit et dévoué, étaient nécessaires au maintien et à la défense de nos suprêmes intérêts. Le Révérend Père Rouleau nous a dit ce matin avec des accents de haute éloquence ce que les collèges classiques ont accompli. Qu'il me suffise d'ajouter que sans eux la Province de Québec serait devenue une simple expression géographique. Cette immense région de l'Est n'avait pas alors les ressources, le développement et les facilités qui en font maintenant l'une des plus belles et des plus prospères du pays. La population était pauvre, les difficultés paraissaient insurmontables. Mais la vision des apôtres du Séminaire de Rimouski fut aussi claire que leur foi fut tenace. Ces hommes n'ont pas seulement donné leur bourse, ils se sont donnés eux-mêmes, leur coeur, leur intelligence, leur vie, et ils ont fait cela par dévouement, par pur sentiment du devoir. Ce que peuvent accomplir la charité, l'amour du prochain, le sacrifice de soi-même, ils l'ont accompli.

Et c'est toute une race, c'est la patrie reconnaissante qui leur adresse aujourd'hui des remerciements émus.

Leur collège a grandi et prospéré. Il occupe un rang distingué parmi les établissements éducationnels de cette province. Mais sa mission ne fait que commencer. Le passé n'est plus. Nous devons nous servir de ses leçons pour bien réaliser ce que doit être l'action présente, et préparer l'avenir.

Joseph de Maistre a dit qu'un homme d'esprit est tenu de savoir deux choses: 1. Ce qu'il est, 2. Où il est. Cette pensée s'applique aux institutions comme aux individus. Elles doivent répondre aux besoins de l'époque. Le personnel de nos maisons classiques constitue par sa valeur intellectuelle, par sa formation pédagogique, par son dévouement admirable, l'une des plus indiscutables supériorités de notre province.

Sa mission sublime est d'abord de former les hommes de Dieu, un clergé d'élite chargé d'enseigner et répandre la lumière et la vérité. Mais nos éducateurs doivent aussi former les jeunes gens qui seront appelés à développer et à diriger la nation. Les enfants au collège sont comme des points d'interrogation vivants. Ils sont à l'âge où l'esprit s'éveille, où le coeur s'ouvre, où la mémoire s'enrichit. Ils sont à l'âge où les empreintes reçues ne s'effacent jamais. Plus tard le jugement ne peut guère être rectifié, si la première direction a été mauvaise. Au cours de ma carrière, que de jeunes gens n'ai-je pas rencontrés, à la mémoire brillante, à la parole facile, à l'imagination féconde, mais qui ont été voués à l'impuissance par la défectuosité de leur jugement. L'erreur d'un instant fait perdre le fruit d'années de labeurs.

Nos collèges doivent aussi être des écoles d'énergie. Ils doivent développer la volonté créatrice et l'initiative. Un pays a sans doute besoin de bacheliers; mais ce qu'il lui faut surtout, ce sont des hommes, des citoyens.

Une autre fonction suprême de nos institutions classiques, est de conserver intact, de préserver dans toute sa pureté, d'enrichir notre plus beau trésor, notre plus précieux héritage, la langue française. Notre langue, c'est le patrimoine national; c'est la démonstration de ce que nous avons été, de ce que nous sommes, de notre caractère ethnique, c'est comme la confession publique, la confession générale de la race! Et il appartient à nos collèges de s'en faire les gardiens et les défenseurs, et d'inspirer à notre jeunesse le goût de l'étudier et d'en découvrir toutes les splendeurs. Ah! qu'il est erroné de dire, lorsqu'un jeune homme termine le cours classique de nos collèges, qu'il a fini ses études.

Ses études, elles ne font que commencer; autrement le diplôme qu'il reçoit ne devient plus qu'un permis d'oublier. L'enseignement du collège n'est et ne peut être qu'une initiation, qu'un apprentissage, qu'une préparation à l'action, à la pensée, à la vie sociale et créatrice. Les étudiants ont devant eux une tâche difficile et ardue; ils doivent acquérir au collège le goût de l'entreprendre.

L'éducateur d'aujourd'hui vit dans une des périodes critiques de l'histoire. Le monde est secoué par des bouleversements économiques et sociaux d'une fréquence et d'une profondeur telles que plusieurs y voient les signes d'une grande guerre sociale devant succéder à la grande guerre des nations. De quoi demain sera-t-il fait? Si les peuples civilisés veulent conjurer les troubles dont ils sont menacés, les classes dirigeantes doivent comprendre et résoudre les problèmes de l'heure présente. Jamais plus qu'aujourd'hui avons-nous eu besoin d'hommes de bonne volonté, prêts à dévouer leur vie et leur travail au bien de leurs concitoyens. Nos collèges et nos séminaires sont notre ligne suprême de défense. Le sort du pays, nos destinées, sont entre les mains des jeunes gens qui les fréquentent actuellement et qui les fréquenteront pendant la prochaine décade.

De grâce, n'interprétez pas mes paroles comme une invitation à la vie politique. Certes la politique a de puissantes attractions pour les jeunes gens avides d'agir et que la lutte passionne. Mais un philosophe français a exprimé cette pensée profonde: "Quelle est la première partie de la politique? - L'Education. La seconde? - L'Education. Et la troisième? - L'Education." La politique active ne peut convenir à plusieurs, et elle est entourée de périls et de déceptions. L'éducation est une politique latente, exercant une action continue, une action sûre et de longue portée. Pendant que la première est exposée à l'oeuvre du hasard et lutte dans le contingent, l'autre repose sur des principes immuables, travaille pour l'avenir, et par son action silencieuse, façonne le caractère et l'âme de la nation.

Ce sont les éducateurs qui forment une élite intellectuelle, qui se disperse dans notre société religieuse et civile, y portant le flambeau de la science, y inculquant les principes de foi, d'honneur, de vérité, de justice et de liberté, sans lesquels une nation ne peut être qu'une masse informe, qu'une cohue destinée à s'effondrer misérablement. Il est impossible à un homme d'aujourd'hui de vivre exclusivement pour lui-même. La vie et les intérêts de chaque individu sont liés à la vie et aux intérêts de milliers d'autres. Le bien général exige que chacun fasse sa part. Dans la grande ruche nationale, il n'y a pas de place pour les frelons. Nos jeunes gens doivent avoir une personnalité et un caractère individuel fort et bien défini, mais ils doivent aussi apprendre à travailler en coopération et de concert avec les autres. Il faut du Team Work, comme disent les Anglais. Aucune société ne peut être puissante, si les individus qui la composent ne peuvent agir en commun.

Et puis y a-t-il rien de plus beau, de meilleur pour un homme que de sentir et pouvoir se dire que, grâce à lui, quelque chose va mieux dans le monde où il vit; qu'il y a un peu plus de bonheur autour de lui, un peu moins de misères et de ruines?

Cette patrie que nous aimons a besoin de tous les concours, de tous les dévouements, de toutes les énergies. La patrie, ce n'est pas seulement un territoire, un morceau de terre, c'est une communauté spirituelle, une société morale commencée il y a trois siècles. Nous la continuons aujourd'hui ; nos jeunes confrères la continueront demain.

Les luttes du passé, le souvenir des actions et des idées de nos ancêtres, les monuments de leur activité, notre langue, notre caractère national, nos coutumes et nos traditions, tout cela, c'est la patrie. La riche beauté de notre sol, la splendeur de notre ciel, l'harmonie variée de nos paysages, nos vallées fécondes, le majestueux St-Laurent, c'est encore la patrie!

Tout cela est notre domaine, notre héritage! Nous l'avons reçu de ceux qui nous ont précédés, nous le devons au passé! Ce trésor économique, moral, intellectuel et politique, nous en sommes les dépositaires et les défenseurs. N'est-ce pas notre impérieux devoir de travailler à accroître sa valeur et sa beauté?

Élèves du Séminaire de Rimouski, vieux ou jeunes, anciens ou nouveaux, ce que vous accomplirez pour le bien-être religieux ou national du pays constituera la gloire et le triomphe de notre belle institution. Ce sera la récompense des apôtres qui l'ont fondée, des hommes généreux qui en ont fait l'établissement prospère que nous saluons avec admiration.

Le lien sacré qui nous unit à cette maison est tellement puissant qu'elle est intimement intéressée à notre vie, à notre carrière, à chacune de nos actions. Puissions-nous ne jamais l'oublier! Puissent de même les bénédictions que tant d'âmes et de coeurs ont demandées pour le Séminaire aujourd'hui, rejaillir sur tous ses enfants et descendre sur leurs fronts comme une rosée céleste.

Monsieur le Supérieur, je propose la santé de notre Alma Mater, de notre aïeule vénérée et chérie. Au salut affectueux que je lui adresse, je joins l'hommage de ma gratitude à tous les hommes qui ont formé et dirigé ma jeunesse, et mes souhaits ardents à ceux qui, sous votre direction, continuent l'oeuvre sainte.

A l'Alma Mater! A ses succès! A sa mission glorieuse!





Allocution prononcée par Monseigneur Léonard
à la distribution des prix le 16 juin 1921.


Mes bien chers enfants,

L'année scolaire se termine pour vous dans la joie des efforts fructueux et des succès couronnés. Votre bon coeur en rapporte la gloire à vos parents qui vous en ont ménagé l'occasion; à cette maison, jardin fermé, propice à l'éclosion de toute espérance et au rayonnement de toute aurore; à Dieu, semeur de talents et d'énergie.

Vous en avez toutefois la conviction : c'est en vous que se trouve le théâtre de l'oeuvre esquissée ou plus avancée, et vous en êtes les acteurs. Le Maître vous en a inspiré l'idée, vos directeurs en ont aidé l'avancement, mais vous, par l'application et le travail, en avez assuré la réalisation. Et de cet effort généreux, je vous félicite, encore plus et bien plus que de la récompense dont la saveur très douce vous remplit d'une allégresse légitime.

C'est que la victoire est belle mes enfants, mais, au regard de Dieu et des hommes qui savent, le labeur est chose autrement précieuse et digne de louanges. Bonorum enim laborum gloriosus est fructus (Sap. 3,15).

Au-dessus de la porte de la maison où naquit Jeanne d'Arc, se lisent ces deux mots: "Vive labeur!". Vive labeur! c'était bien là la devise de la Pucelle; vive labeur! avec sa famille, lorsqu'elle cultive les plaines et les coteaux de Domremy; vive labeur! sur les champs de bataille, quand à force de victoires, elle chasse le fier Anglais de sa patrie envahie; vive labeur! devant les tribunaux et sur le bûcher de Rouen, lorsque victime pure et innocente, elle offre à Dieu ses souffrances et sa vie pour le salut de sa belle France.

Vive labeur! puissent ces mots être aussi votre devise, vous qui demain direz un définitif adieu à l'Alma Mater, vous aussi qui nous reviendrez. Puissiez-vous comprendre tous la noblesse et l'inéluctable nécessité du travail; puissiez-vous être tous des travailleurs acharnés. Le travail, qu'est-ce-à-dire ? Le travail, c'est une dette, une obligation à acquitter envers Dieu qui nous a donné nos facultés, pour les cultiver. "L'homme est fait pour travailler comme l'oiseau pour voler" nous disent les Livres Saints. Le travail est pour l'homme des ailes qui le soulèvent de terre, le font monter vers la lumière du ciel, vers la science, et le conduisent à Dieu. Aussi bien, même avant la faute, l'homme devait travailler : Posuit eum in paradisum voluptatis ut operaretur eum, nous dit l'Esprit-Saint. Après la chute, l'homme doit de même travailler, et ce lui sera en même temps une peine: "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front". Tous les matins, bien des enfants de votre âge, dans les villes et les campagnes, s'en vont à l'usine, au magasin, sur la ferme, pour gagner leur pain quotidien. Seriez-vous plus privilégiés qu'eux, dispensés de manger votre pain à la sueur de votre front, ce pain de l'instruction qu'il vous faut tirer d'une terre maudite et hérissée d'épines comme l'autre?

Et les sacrifices, les pénibles travaux, les fatigues et les sueurs de votre père, de votre mère, de vos frères, de vos soeurs, pour vous entretenir aux études, ne vous prêchent-ils point l'obligation du travail? Vous serait-il possible de vous moquer de toutes ces sollicitudes de votre famille et de vous endormir sur le mol oreiller de votre égoïsme paresseux? Il y a de ces écoliers sans honneur et sans coeur, qui sont la honte de leurs pauvres parents, forcés de gémir dans le secret de leur coeur sur l'insouciance, la paresse de leur fils aux études.

Les hommes, vos semblables, exigent que vous travailliez. L'âme a besoin de nourriture aussi bien que le corps, plus que le corps; et elle demande une nourriture saine, substantielle. Les mets frelatés ne lui conviennent pas plus que le poison ne sied à l'organisme corporel; elle veut ces vérités essentielles, ces princpes fondamentaux qui sont la base de sa vie, sans lesquels elle s'étiole, languit, étouffe; elle les veut pures de tout alliage, claires, et dans toute leur intégrité; et elle en a besoin dans tous les ordres, économique, politique, religieux. L'âme canadienne-française surtout, pétrie de christianisme, abreuvée aux sources les plus pures de la vérité et de la foi, ne peut se rassasier de demi-vérités, de mélange de vrai et de faux, de principes tronqués, écourtés.

Or il n'est pas donné à tous de faire des études : les moyens, le temps, l'argent, les aptitudes manquent au grand nombre. Les hommes qui auront fait des études, les gens instruits ou qui seront censés l'être, auront donc l'impérieuse mission de communiquer à leurs semblables, leurs lumières, leurs connaissances, les vérités qui sont la condition de vie des individus, des familles et des sociétés. Le pourront-ils, s'ils n'ont pas étudié? si par un travail soutenu, méthodique, opiniâtre, ils ne se sont pas assimilé ces vérités?

Il vous faut donc étudier; et d'autant plus, que les temps que nous traversons sont mauvais. Des erreurs subtiles et spécieuses s'insinuent partout; les vérités de la raison et de la foi sont attaquées, amoindries; les droits de l'Etat sont exagérés, tandis que ceux de l'Eglise sont niés ou battus en brèche; des problèmes sociaux complexes sont soulevés de toutes parts : relations du capital et du travail, unions ouvrières, droits des parents sur leurs enfants, législation scolaire; en un mot, questions économiques, politiques, religieuses, que l'on s'efforce de résoudre en niant l'efficacité des méthodes employées jusqu'ici, en rejetant les enseignements de l'Eglise, de la foi et de la raison.

Vous le voyez, la tâche de la classe dirigeante n'est pas facile; mais elle ne peut s'y soustraire, sans forfaire au devoir, sans exposer l'humanité à retourner à l'avilissant état du paganisme grossier et abject des anciens.

Vous serez bientôt de la classe dirigeante, dans le clergé ou dans le monde: Quelle figure y ferez-vous, si vous n'avez pas étudié? Comment communiquerez-vous la vérité si vous ne le connaissez point ? Ne serez-vous pas alors du nombre de ces hommes médiocres, qui ne pensent qu'à eux-mêmes, sans esprit public, ne visant qu'à leurs propres intérêts et commodités, ne vivant que pour eux-mêmes, ou s'ils se dévouent au service des autres, ne pouvant les diriger dans la voie sûre qu'ils ne connaissent point?

L'avenir qui vous attend exige donc que vous travailliez maintenant, que vous vous rendiez maîtres des matières que votre programme vous indique, et de les approfondir toutes, suivant le temps que vous en avez et selon vos aptitudes. Ce serait une erreur lamentable de croire que vous pouvez en négliger quelques-unes. Tout, dans le cours classique, dont les matières ont été déterminées par la sagesse des âges, concourt au développement de vos facultés, à la formation de l'homme complet, de l'être humain rendu plus humain, poli, civilisé par les lettres : humaniores litterae. Mais comme couronnement de cette culture, il vous faut l'étude de la philosophie où vous apprendrez l'art de raisonner juste, de découvrir le faux du vrai dans les formules spécieuses et fallacieuses, où vous puiserez des notions justes et vraies sur Dieu, l'homme, le monde, les sociétés. Si vous ne vous livrez pas à une étude sérieuse de la philosophie, votre formation ne sera qu'imparfaite; vous ne pourrez faire de ces raisonnements forts, puissants, lumineux, qui portent la conviction dans les intelligences, qui entraînent la volonté. II ne vous servirait que peu d'avoir l'élégance du style, la poésie de la pensée, les charmes du littérateur et de l'orateur, si vous n'avez la solidité du raisonnement, la force entraînante des principes. Il ne vous servira de rien d'ergoter même élégamment sur les questions dont la solution vous sera demandée par vos semblables. Le monde, en définitive, se mène par l'idée, par les doctrines; mais pour faire oeuvre durable et bonne, il faut que l'idée soit juste, que les doctrines soient vraies; et c'est ce qui est fourni par la philosophie chrétienne.

Par-dessus tout, il faut aujourd'hui à la classe dirigeante une connaissance peu commune, de la religion chrétienne. Dans les pays autrefois chrétiens de l'Europe, l'ignorance religieuse est la cause de toutes les indifférences et de toutes les déchéances. Les accords et les pactes internationaux sont imparfaits; sont impuissants à rétablir l'équilibre dans le monde, parce que l'on n'a pas mis à leur base l'assise inébranlable des principes chrétiens, que l'on ne connaissait point ou que l'on a voulu ignorer. Un matérialisme brutal règne aujourd'hui; la soif effrénée des jouissances sensibles affolle les masses : c'est que l'on a perdu de vue, les enseignements de l'Evangile; l'ouvrier maudit son sort et son patron, le patron maltraite et méprise son employé, le fermier murmure et s'aigrit en cultivant ses champs, le professionnel agit contre les droits de la conscience: c'est que l'on ignore les enseignements de la religion sur la justice, la charité, la mortification. Les pouvoirs, les droits du Pape, des évêques et des curés sont niés ou amoindris; la raison, cherchez-la dans l'ignorance religieuse.

Il vous est donc indispensable de connaître votre religion, non d'une manière superficielle, mais d'une connaissance approfondie, pour que vous puissiez la vivre et la faire vivre par les autres. Pour cela, il vous faut étudier, au Séminaire, et après que vous en serez sortis aussi.

Voilà, mes enfants, la mâle loi du labeur, ses raisons, sa nécessité, ses conséquences, son bonheur. On vous l'a enseignée et par l'exemple et dans la pratique de chaque jour. Vous l'avez comprise; vous y avez été fidèles; vous en goûtez les fruits. Serez-vous, encore et toujours, des tenaces et des persévérants, dans le sentier dont vous ne faites que poser le premier jalon? Et lorsque la sueur perlera à votre front, inondera vos membres, sans une main amie pour en étancher l'abondance pénible? Et quand, sur la pente abrupte; votre pied fatigué posera une empreinte sanguinolente, pendant que les sommets désirés disparaitront dans un recul décourageant? Et lorsque, voyageurs soIitaires en des hauteurs ignorées de la multitude, vous ne percevrez venant du bas que des injures et des menaces? Et quand, défenseurs du droit et des principes, vous recevrez l'épithète d'orgueilleux, d'intransigeants, d'arriérés, d'ignorants des personnes et des circonstances?… Ah! Le travail par devoir, le travail calomnié, le travail sans autre récompense immédiate que la critique, les amères réflexions, et davantage encore; le froid silence de l'isolement sans effets! Serez-vous alors des hommes malgré tout, des obstinés sublimes au travail sans halo? Je vous le souhaite de toute mon âme. Vous serez dignes d'entendre l'encourageante parole : Euge, serve bone, quia super pauca fidelis, supra multa te constituam. La récompense a tardé, mais le mérite s'en est accrû.

L'âpre bonheur du devoir par devoir, apprenez à le mériter, mes enfants; l'heure en sonnera pour vous tous; on vous y prépare. Ce soir, c'est pour vous le lumineux crépuscule d'une année de travail, et vos fronts en sont irradiés. C'est encore l'aurore de la période de sursis que nécessitent votre âge et votre croissance. Goûtez-en la douceur; elle est légitime; vous l'avez méritée. Le repos, prenez-le, c'est encore un devoir, à condition toutefois qu'il ne soit point paresse et démoralisation. Elevez-le par la conduite digne, droite, pieuse, dont vous vous êtes fait une habitude, ici. Auprès de vos parents, soyez les fils prévenants, gentils, délicats, que l'on vous a dit d'être; au milieu de vos compagnons, portez l'odeur du Christ dont vous vous êtes imprégnés en ce parterre de l'Eglise. Dans vos paroisses, affirmez par votre manière de parler, de vous tenir, le bon renom du Séminaire qui vous distingue de sa marque, élargissant son influence, amplifiant son estime, lui ménageant par là-même les secours dont il a besoin plus que jamais, pour continuer à faire le bien, à former des hommes, à préparer l'élite.





Discours prononcé par M. le Chanoine Charron, Supérieur,
à la séance de clôture de l'année académique le 18 juin 1922.


Messeigneurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers élèves,

Il faut croire que la fonction de Recteur de la Maison imprime en quelque sorte un caractère, principe d'honneurs certes appéciables, lorsqu'ils sont mérités, mais aussi d'obligations: et ceci fait tort à cela... Voici en effet qu'après avoir promené pendant près de six mois son dilettantisme sous les cieux les plus divers et à travers les âmes les plus dissemblables, le Supérieur en titre de la Maison (et non en acte pendant la majeure partie de l'année) a le privilège très honorifique de présider à la séance solennelle de l'attribution des récompenses...

Ironie des situations qu'il m'est permis de comprendre, et qu'un ami très cher me rappelait de très pittoresque façon, à mon départ récent de Paris. "Vous rentrez, me disait-il, pour la distribution des prix. Je vous suggère d'en donner un d'assiduité". Vous en avez été les témoins: Je n'ai pas osé suivre le conseil à malice superbement gauloise de mon ami. Il m'a paru qu'il valait mieux en cette solennité garder tout le sérieux et apporter toute la sincérité qu'il convient à l'accomplissement d'un devoir.

Comme tel personnage des Plaideurs, "je sais à quoi l'honneur m'oblige", à quoi il m'oblige envers mes collègues, envers vous, chers jeunes gens, envers l'auditoire qui nous apporte sa sympathie, symbole de la cordialité de tout un diocèse.

Il est juste en effet que je n'oublie pas la dette spéciale de reconnaissance que j'ai contractée envers mes confrères du Séminaire. Avec une bonne volonté dont je connais mieux que beaucoup d'autres l'étendue ils ont bien voulu prendre sur leurs épaules le fardeau que je devais porter et me permettre cependant d'aller me reposer plus près du soleil, de rafraîchir mon esprit au contact des trésors artistiques et religieux amassés par les siècles. Qu'ils veuillent bien agréer l'expression publique de la gratitude que je leur dois de ce chef, en plus de celle qui leur revient du Séminaire pour le dévouement dont ils sont coutumiers à mon égard, et dont ils ont donné la preuve magnifique, au cours des vacances dernières, en se faisant les mendiants volontaires de notre institution.

Là-dessus, je n'insiste pas davantage, car il est telle justice qui est une suprème injustice, au sens latin du mot: Summum jus, summa injuria. Mes collègues ne me pardonneraient guère mon indiscrétion. Au surplus, je veux arriver immédiatement, chers élèves finissants, à l'allocution que vient de prononcer votre représentant, avec éloquence, sans doute, mais aussi avec l'émotion intérieure qu'éprouvent tous ceux qui tentent une lointaine et périlleuse aventure.

"Partir, c'est mourir un peu" parfois beaucoup. Qui le sait mieux que nous, qui avons dû à notre tour, il y a quelque vingt ans, - quel rêve et que c'est loin déjà ! - qui avons dû, dis-je donc, il y a quelques lustres, quitter le toit hospitalier de nos âmes neuves? Qui le sait mieux que nous, qui avons vu partir quinze générations d'étudiants, que nous, dont le coeur chaque fois a répondu au battement lyrique des leurs? C'est donc dire, chers élèves, que pour nous être plus familière, l'expression de vos sentiments est mieux comprise et que notre sympathie vous est davantage acquise. Mais parce que vous êtes emportés par le temps et par le sort commun de la vie, pouvez-vous en vérité et abstraction faite des liens pIus étroits, j'oserais dire, que ceux du sang qui rapprochent les maîtres aux élèves et les élèves aux maîtres, pouvez-vous éprouver des regrets à votre départ? Vous marchez vers les destins fixés par Dieu, que vous avez entrevus et que vous avez librement embrassés. Vous marchez vers le devoir. Quel sort plus digne d'envie? Physiquement vous atteignez à peine l'âge d'hommes, mais par le développement de votre intelligence et par ces lettres très humaines dans le commerce desquelles vous avez vécu, vous avez acquis une précoce maturité. Vous n'êtes pas de ceux dont Montaigne écrivait: "Après avoir fait ses études, s'il n'a le jugement plus sain, j'aimerais aussi cher que l'escholier eût passé Ie temps à jouer de la paume: au moins le corps en serait plus allègre". Bien au contraire. Vous êtes de ceux qui, selon l'expression du même moraliste, reviennent au foyer "l'âme pleine", pleine des dons naturels embellis et agrémentés par l'étude, pleine de ce qui constitue le caractère, c'est-à-dire la volonté bien ordonnée, à jamais tendue vers le bien à produire et le mal à détruire, pleine enfin des dons surnaturels, que vous avez augmentés à l'autel du Dieu qui réjouit éternellement la jeunesse.

Non pas que je veuille faire entendre que vous êtes des savants ou des petits saints: vous venez de subir un examen, et mieux que jamais peut-être avez-vous perçu votre carence; d'autre part votre directeur et vos surveillants pourraient bien protester contre votre canonisation prématurée. Mais du moins avez-vous cherché et trouvé en partie la formule de la vraie sagesse, dont S. Bonaventure a parlé dans son Commentaire sur le Livre des Sentences. "Apprendre pour apprendre, est une satisfaction stérile. La vraie sagesse consiste à profiter de son instruction, à savoir pour aimer mieux". Et qui mieux aimer? Et qui aimer davantage? - "Dieu, tes parents, ton pays". - Le marbre célèbre du cimetière San Lorenzo, de Rome, nous l'enseigne. Une mère mourante y tient son fils entre ses bras, et de ses lèvres mourantes tombent les paroles testamentaires que je citais plus haut: "Mon enfant, aime Dieu, tes parents, ton pays" ! Ce que vous avez appris et que vous apprendrez plus tard, vous le mettrez au service de ce triple amour. Aime Dieu, ton pays, ton collège, ta famille, en homme qui s'est nourri quotidiennement de l'enseignement de l'Eglise, du sacrement des forts et de l'amour; aime Dieu plus que les autres, selon la suggestion de Jésus à Pierre: diliges plus his; aime-le comme doit l'aimer celui qui a appris davantage. La foi individuelle en quelque sorte et égoïste du charbonnier ne vous suffit plus, parce que vous êtes de ceux auprès de qui on ira chercher la lumière. Malheur aux hommes qui ayant reçu en abondance ne savent pas reconnaître les bienfaits particuliers dont ils ont été privilégiés et se contentent d'une médiocrité moins que dorée. D'avance ils sont condamnés par l'Ecriture: ils ont reçu cent talents et n'en ont pas rendu...

Vous ne serez pas de ceux-là, chers élèves; mieux encore, ceux d'entre vous qui ont choisi la meiIleure part, qui entrent au Grand Séminaire ou dans les Ordres religieux ont une devise très précise :

Allumer dans les coeurs les généreuses flammes,
Faire régner le Christ, guérir, sauver les âmes...

Dès lors, que vos destins s'acomplissent. Selon les termes cavaliers du Vieux Tigre, au lycée de Nantes: "Retroussez vos manches! faites votre destinée". En avant! Par la voie droite! Per vias rectas! Entendez le poète fredonnant à vos oreilles le chant du départ :

Tous ceux que j'ai nourris du pain de ma sagesse,
Tes aînés, tes aïeux ont formé ton blason.
En t'adoptant je t'ai conféré leur noblesse:
Va vivre et porte haut l'honneur de la maison
Pour monter et grandir, ne crois pas qu'il te faille
Courber ton col, salir tes mains et tes genoux.
Ose marcher tout droit en redressant la taille,
Et les hommes diront: il est plus grand que nous.
Sois bon sans en rougir. Garde ton âme neuve.
On ne peut s'élever qu'en montant vers l'azur.
C'est la neige du ciel qui fait le large fleuve,
Et l'on n'est vraiment fort que si l'on reste pur...

Chers élèves, chers enfants, nous vous rendons votre adieu en retraçant devant vous ce programme du chrétien. Fixez-le dans votre âme, faites-le passer dans les actes de votre vie, et de temps en temps, venez montrer aux yeux ravis de vos supérieurs d'aujourd'hui, de vos frères de demain, de vos amis de toujours, que vos fronts sont toujous beaux, que vos yeux sont toujours limpides, que votre esprit croit toujours au travail et à la vertu réconfortante des sommets, que la triple affection que vous portez comme une Eucharistie dans le tabernacle de votre coeur n'a pas été expulsée par la présence odieuse du veau d'or.

Là-dessus, vos ainés vous aideront de leur exemple. Ils sont répandus partout aujourd'hui, dans les chemins de la vie. Leur influence s'étend du gouvernement de l'Eglise à celui de l'Etat, en passant par toutes les carrières ouvertes à l'activité humaine. Où ils sont, vous le savez déjà, leur influence est bienfaisante. A l'Université, notamment, leur nom est une garantie de bon exempIe moral, d'application au travail et de succès. Vous marcherez sur leurs traces glorieuses et grossirez la phalange de ceux que vos maîtres se glorifient à juste titre d'avoir formés.

Chers élèves, vous êtes à l'âge du bonheur. Des inquiétudes réelles qui gâtent la vie, des chagrins, vous n'en avez pas. Et si d'avanture (sic) quelque petit nuage tente de voiler l'azur de votre ciel, il est bientôt dissipé par le rayonnement de votre optimisme et de vos espoirs infinis en la bonté des heures à venir. Particuliènement, en ce jour de l'ouverture des vacances, vous êtes à l'heure des suprêmes béatitudes; et si je désirais sécher au coin de vos yeux les gros chagrins qui ne s'y montrent pas, il me suffirait de vous répéter l'adieu de Wilhelm Meister à Mignon: "Adieu! Mignon, courage". . . Il va sans dire que Mignon serait ici au pluriel et ne désignerait pas la fille de Lothario... "Adieu! Mignon, courage ! Les chagrins sont bien vite oubliés à ton âge". . . Je n'ai même pas ce souci. Vous souriez de toutes vos lèvres et de toutes vos dents; vos yeux pétillent de toutes les joies; les échos de la maison bientôt résonneront de toutes vos voix joyeuses. Gardez cette gaieté saine et cet optimiste (sic), au moment de fuir, ainsi que les oiseaux de l'oeuvre lyrique d'Ambroise Thomas, "vers la lumière, vers l'horizon vermeil", "le pays du soleil"...

Légères hirondelles,
Oiseaux bénis de Dieu,
Ouvrez, ouvrez vos ailes,
Envolez-vous! Adieu!...

Oui! mais il faudra revenir, en aussi grand nombre, et tels, et meilleurs même qu'à votre départ.

Ce n'est pas sans un très vif regret qu'à ce moment j'évoque la figure intelligente et modeste, ouverte et méditative, charitabIe et railleuse d'un de vos plus estimables camarades de l'an dernier, le cher Aldéric Roy, élève de Belles-Lettres. Un jour des vacances dernières, sur la fin, tout à fait, il partit s'amuser aux rives d'une rivière blanche d'écume, et ne revint pas. On retrouva son corps inerte au fond des eaux. "Douleur tragique des parents et des maîtres! Nous ne voudrions pas en éprouver de pénible retour. Nous ne voudrions pas que les vacances prochaines ramenassent nos pas éplorés au cimetière à la suite d'un cercueil. Nous ne voudrions pas que les deux mois de repos détruisissent les dix mois de travail. Délassez-vous sans doute; aidez vos parents dans la mesure de vos capacités; refaites vos forces physiques au contact de la grande nature; mais gardez aussi le culte de vos livres, des bouquins maculés, et d'autant plus précieux qu'ils ont été les inspirateurs et les confidents de vos pensées et de vos rêves d'avenir; gardez surtout vos habitudes pieuses de l'année scolaire : la messe, la communion fréquente, le chapelet de la très douce Vierge. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un écolier, c'est d'envoyer le bon Dieu en vacances: le démon profite de l'occasion pour s'emparer du logis.

Monseigneur l'Evêque, sur ce sujet, vous a donné récemment les recommandations dictées par son amour de votre jeunesse et son expérience. J'aime à croire que sa parole est gravée au plus intime de votre coeur et qu'il me suffit d'y faire allusion pour la rendre très présente à votre mémoire pendant les mois prochains.

Mesdames et messieurs,

Vous aiderez vos enfants à obtenir ce résultat. Vous leur demanderez de travailler avec vous, pour que la vertu sanctifiante du labeur les pénètre. Vous vous rappellerez toutefois qu'ils ont choisi les livres en héritage et vous leur permettrez à propos de leur faire une cour discrète. Votre fils a encore et toujours besoin des conseils et de vos ordres: vous les lui donnerez, vous le protégerez contre les influences dangereuses; sans fausse pitié pour le chéri "qui a tant travaillé", vous l'aiderez à l'occasion, à se lever tôt le matin pour aller parler à Dieu. Votre exemple en ce sens sera encore plus efficace que le conseil. Exempla trahunt. Et c'est pourquoi, Madame, j'aimerais vous voir à côté de votre fils faire hommage de votre beauté matinale au Dispensateur de la Beauté, j'aimerais, Monsieur, vous voir avec votre enfant chercher la force au sacrement des forts. De la sorte se continuerait efficacement l'oeuvre de formation de la jeunesse à laquelle nous sommes consacrés.

Un mot encore... et c'en est un de remerciements.

L'an dernier, à pareille date, j'appelais votre sympathie sur l'oeuvre du Séminaire. Cette sympathie, nous l'avons rencontrée dans la ville de Rimouski et dans tout le diocèse et la preuve de mon assertion, c'est que déjà l'enceinte est tracée du Séminaire de demain, que déjà s'élève la chapelle, et que les matériaux du reste de l'édifice sont prêts à être mis en place. Je le dis sans orgueil, mais avec une satisfaction légitime et que vous partagez : dans trois ou quatre ans, nous aurons un des plus beaux établissements de la Province. D'autre part, notre personnel s'est stabilisé par l'aggrégation, nos professeurs se spécialisent à l'Ecole normale Supérieure ou dans les universités d'outre-mer. Dieu aidant, nous devrons donc bientôt offrir aux parents, avec des garanties très appréciables d'ordre matériel, l'assurance pour leurs enfants d'une éducation égale aux besoins de l'époque contemporaine et à la place de plus en plus grande que prend notre jeune peuple dans la vie des nations cultivées.

Si ces progrès arrivent, si nous rencontrons les espérances qui bouillonnent dans un pays plein de sève, d'espoirs et de possibilités, nous nous en réjouirons certes mais nous n'oublierons pas d'en rapporter le très grand mérite et la gloire à ceux qui les auront permis à l'appui nécessaire et efficace de notre Evêque, au clergé du diocèse, aux grands et petits séminaristes, qui ont fait l'opinion et qui nous ont appuyés de tout le feu de leur ardeur, à la population, qui nous a secondés, et qui est encore avec nous, à votre sympathie tangible et pratique. Mesdames et Messieurs, au geste noble du gouvernement, qui a compris que nous faisons oeuvre utile et qui promet de nous attribuer chaque année un subside digne de ceux qui, depuis la colonisation du pays, ont été les uniques représentants de l'enseignement secondaire.

Pour cette raison, il m'est donc particulièrement agréable d'offrir à tous nos bienfaiteurs, pauvres et riches, jeunes et vieux, individus, sociétés et gouvernement, l'hommage de nos sincères remerciements, avec la promesse du reste superflue que nous nous efforcerons d'être à la hauteur de la confiance qu'on nous témoigne.

Haut les coeurs! La main bénissante du Souverain Pontife est sur nous et sur notre maison. Le 8 avril dernier nous avions le grand bonheur de nous agenouiller aux pieds du Vicaire de Jésus-Christ; et lorsque l'Homme Blanc du Vatican eût entendu de nos lèvres que nous demandions des bénédictions du ciel et de la terre pour le séminaire et les bienfaiteurs qui avaient ménagé une si glorieuse résurrection, nous eûmes la grande joie de l'entendre nous répondre avec l'onction que le prêtre apporte aux paroles essentielles du Saint Sacrifice. "Je vous bénis. Je bénis très particulièrement tous ceux qui s'intéressent à votre oeuvre"...

Celui qui vous parle entend encore chanter en son âme l'allégresse de ce moment auguste; il voudrait vous en rapporter l'intensité et la douceur au lieu d'un faible écho. S'il n'a pas cet avantage, du moins espère-t-il que son mot de la fin, si imparfait qu'il soit, fera comprendre la mesure de notre gratitude envers nos bienfaiteurs, la satisfaction du Chef de l'Eglise à ce que lui ont raconté les lèvres de notre Evêque et les nôtres, la confiance robuste que nous avons le droit d'entretenir, appuyée qu'elle est sur la bénédiction du Pape et le dévouement jamais pris en défaut des amis du Séminaire.





Sermon prononcé par M. le chanoine F. Charron,
à la bénédiction de la pierre angulaire du nouveau Séminaire,
le 20 septembre 1922.



Petra enim erat Christus. (Corinth. X )
La pierre était le Christ.

Messeigneurs,
Mesdames, Messieurs,
Chers élèves,

Il semble bien naturel que je signale d'un mot le bonheur de ce jour. Deus nobis haec otia fecit, puis-je dire avec le poète latin de nos jeunes années. La Providence a aménagé cette oasis ensoleillée aux jours parfois frileux et sombres des années scolaires.

Surgit en effet aujourd'hui sous nos yeux. en une éclatante résurrection, la pensée d'un grand évêque; l'oeuvre de tout un diocèse, tirant de son coeur plus encore que de sa bourse, à une époque de pauvreté, les humbles sous destinés à la construction du premier séminaire; l'oeuvre enfin de tous ces bienfaiteurs connus et inconnus accourus au secours de l'indigence de tous les coins du pays et même de l'étranger, pendant la construction de l'édifice de 1876, au relèvement des irréparables ruines et des courages indomptés, après l'incendie du 5 avril 1881.

Oui! le Séminaire ressuscite vraiment; il se lève de son tombeau pour ne finir qu'avec les âges, espérons-le. L'insuffisance de l'hospitalière demeure des filles de Marguerite Bourgeoys, la reprise d'un plan qui n'avait jamais été abandonné, la parole créatrice de l'Ange du diocèse, la charité infinie du peuple et la coopération des pouvoirs publics, ont permis ce prodige. Il renaît, Ie Séminaire, tels, au printemps, vont chercher une vie nouvelle au coeur du sol et au sein du soleil les arbres déchiquetés et réduits à l'état de squelettes par les vents glacés de l'hiver, telles encore ces nations anéanties jadis par le sort de la guerre et la rapacité des vainqueurs. Celui qui abaisse quand il lui plaît les trônes sait aussi les relever, quand l'aiguille a marqué le point fixé par Sa Sagesse, au cadran des épreuves; celui qui permet aux ossements de se dessécher dans la plaine sait aussi les recouvrir de chair vivante à la voix inspirée du prophète. . . Il renaît le séminaire rêvé par les générations des cinquante dernières années! et vous êtes les témoins ravis, après avoir été de toute votre âme et de toute votre charité les artisans de cette vie nouvelle. Gloire soit au Roi immortel des siècles de la joie inexprimable qu'il a ainsi ménagée à tout un peuple!

Parce qu'il a plu à Dieu que vous soyez et qu'il vous a été agréable d'être les instruments actifs de cette résurrection, nous vous avons invités à cette cérémonie, non pour obéir aux préceptes éphémères d'une étiquette ou d'un formalisme mondains, mais pour supplier avec nous le Maître de baigner dans ses bénédictions le nouveau séminaire, afin que par ce baptême il soit à jamais imprégné d'un caractère sacré, afin que jamais il ne décline de la voie auguste que lui trace sa mission.

Or ce caractère et cette mission, je les aurai résumés et définis en un mot, lorsque j'aurai rappelé que le séminaire doit être, qu'il ne peut pas être autre que 1a maison terrestre du Très-Haut, destinée à faire régner pleinement Jésus-Christ dans les âmes des jeunes gens qui lui sont confiés, et, par ce moyen, contribuer à la diffusion au dehors du règne du Roi Pacifique. N'est-ce pas au demeurant le sens mystique de la pierre angulaire sur laquelle nous invoquons les bénédictions divines? Le Roi-Prophète présente le Christ comme la pierre angulaire rejetée par les bâtisseurs du peuple juif, les docteurs de la Loi, selon les exégètes. Petra enim erat, Christus, la pierre angulaire était le Christ, écrit l'Apôtre, du rocher abreuvait les Hébreux du désert, signe des grâces spirituelles qui leur venaient comme d'une source du Rédempteur futur. La liturgie enfin reprend le mot de saint Paul pour en faire le prélude à ses bénédictions des temples de la Nouvelle Loi. Le sens est clairement indiqué dans l'Ecriture : le Christ Sauveur est le roc d'où coule la grâce, la pierre qui supporte l'édifice de la vie spirituelle. D'où il faut conclure que sur le même Sauveur doivent être établies les sociétés particulières ou les maisons qui sont les organes extérieurs de son activité auprès des âmes. Loin de nous donc d'être de ceux qui jadis ont rejeté ou qui aujourd'hui encore rejettent la pierre destinée à former le sommet de l'angle! Nous sommes en effet marqués du signe des chrétiens, nous sommes de la race choisie, nous participons au sacerdoce royal comme membres du Souverain Prêtre. Ainsi Jésus-Christ l'a-t-il mérité par l'effusion de son sang, ainsi l'a voulu le Père, à notre grande admiration. A Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris. A Jésus donc aujourd'hui, comme hier et dans tous les siècles! à lui, notre adoration! à lui notre prière! Pour lui, avec et en lui l'humble effort de notre action. Per Ipsum, cum Ipso et in Ipso. Par lui et pour lui l'édifice que nous construisons, afin que s'y forment les ministres et les glorificateurs de son nom et les témoins de son Evangile.

Par la signification mystique de la pierre angulaire se trouvent déterminés la raison d'être et le caractère essentiels de la Maison. Connaitre Dieu et Celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ, le former en soi-même, vivre de la vie de la grâce, c'est sans doute le programme commun de tous les chrétiens, mais à combien plus forte raison de ceux qui seront demain le sel de la terre et la lumière du monde. En ceux-ci doit se trouver la ressemblance la plus parfaite possible avec le divin Exemplaire, car sur eux se modèlera immédiatement le peuple qui travaille, qui se fatigue, qui souffre et que le souci du pain quotidien éloigne de la recherche et de l'étude incessante des choses d'En-Haut.

Or c'est par l'acquisition de la science sous toutes ses formes, en particulier de la science divine, et par l'amoncellement surabondant dans les âmes des grâces surnaturelles que se formena Jésus-Christ en chacun de ceux, qui, au cours des siècles, constitueront la lignée des élèves du Séminaire.

Savoir, c'est posséder la vérité. Or Jésus-Chist n'a pas seulement apporté la vérité au monde: il a dit de lui-même en n'attachant à l'expression aucun sens métaphorique qu'il est la Vérité. Ego sum Veritas. Vérité incréée, substantielle et vivante, de laquelle participent toutes les vérités que poursuivent les esprits. Chercher la vérité, c'est donc, en définitive chercher dans les choses la figure auguste de celui par qui tout a été fait, sa beauté incomparable et sa bonté infinie, c'est tendre à le connaître, à le posséder dès ici-bas, puisque la connaissance est déjà une possession par l'esprit, c'est en dernière analyse, le vouloir et l'aimer. Déjà l'Apôtre l'a dit: "Les perfections invisibles du créateur se manifestent dans les choses visibles qu'il a faites;" déjà Thomas d'Aquin a fondé sur l'ordre du monde l'argument démonstratif de l'existence d'un être suprême possédant toutes les perfections; déjà le grand Linné s'est agenouillé pieusement devant le brin d'herbe sur lequel brille de mille feux la rosée matinale, et a proclamé qu'à travers le prisme étincelant de l'humble goutte d'eau il a vu et adoré "celui que nous cherchons dans la beauté des choses".

Travail, ardu, certes, parfois navrant que cette recherche du vrai mais récompensé par quelle ivresse spirituelle dans la découverte et dans la possession! C'est pour ce labeur et pour cette ivresse que nous bâtissons au savoir un temple, où la jeunesse de notre région viendra s'initier au culte de la Vérité, s'exercer à sa poursuite et à sa jouissance. Des maitres du Nouveau-Monde issus du sang gaulois de Bossuet et de Pascal, des maîtres seront là qui auront ravi au Monde-Ancien, telle autrefois la Ville aux sept collines enlevant son flambeau à la Cité de l'Acropole, les trésors anciens et modernes; des jeunes gens seront là aussi, fils eux-mêmes du génie celtique et du génie romain, pour recevoir des mains des premiers l'héritage des siècles, donec formetur Christus, jusqu'à ce que soit formé en eux le Christ.

A cette fin, ils ne craindront pas d'aborder le labeur fécond qu'exige la pénétration des textes grecs et latins; à cette fin, ils s'attacheront avec allégresse à la culture de la langue glorieuse illustrée par plusieurs siècles de clarté et par la filiation spirituelle d'un Corneille, d'un François de Sales et d'un Veuillot; à cette fin, ils demanderont à la mathématique ses secrets, à ce qu'on est convenu d'appeler la science pure les éclaircissements qu'elle s'essaie à trouver sur la nature créée. Ils ne seront pas des savants dès le collège, mais ils y apprendront à imiter les gestes de ceux qui, avant eux, par leur obstination tenace ont fait jaillir quelques lueurs nouvelles au flambeau de la vérité.

Il reste toutefois, que le savoir humain se renferme en d'étroites limites. Au moment de vider la coupe fatale, après une vie consacrée sans boussole à la recherche de la vérité, le Faust de Goethe s'écrie: "Je ne vois rien! Je ne sais rien!" Cri d'angoisse de tous ceux qui ayant voulu dans leur orgueil pénétrer tous les mystères se butent désespérément sur le mystère. Non! la science hunaine n'explique pas tout! Dirons-nous qu'elle a fait faillite et qu'elle n'explique rien? - A Dieu ne plaise! - Reconnaissons toutefois qu'un monde supérieur reste fermé à notre investigation: la vie future, les purs esprits, la grâce, le cieil, le Dieu incarné, mort et resuscité, la Sainte Trinité... Il faut ici s'incliner devant la Tradition, les Saints Livres et le magistère infaillible de l'Eglise; il faut ici prononcer l'acte de foi: "Je crois, Seigneur, parce que vous l'avez dit." Un nouvel aspect des choses se révèle au croyant. Sans voir et sans embrasser le sujet par ses moyens naturels, il le sait, parce qu'une raison supérieure lui dicte l'infaillible vérité. Il peut dès lors marcher en pleine lumière, sans crainte de s'écarter de la voie droite ou de conduire ceux qui obéissent à sa direction vers les routes tortueuses de l'erreur. Or cette foi, cette lumière, qui dirige ainsi qu'un phare absolument sûr dans la nuit environnante, la mission du Séminaire est de l'allumer active comme les feux du Midi dans les âmes de ses enfants. Scientia et Fide! Par la science et par la foi: telle est la devise de son blason. Il va de soi que le Grand-Séminaire, où l'étude de Dieu et de la religion et la forte habitude des vertus préparent les jeunes clercs à devenir d'autres Sauveurs, il va de soi que le Grand Séminaire se consacre d'une manière plus spéciale à l'affermissement de la vertu théologale par laquelle les justes vivent. Mais le Petit-Séminaire n'en reste pas moins le milieu de culture où se préparent immédiatement au Grand et médiatement au service des autels la race choisie de Dieu pour porter les vases sacrés et le salut du monde qu'ils contiennent. Pour ces enfants donc, il importe aussi que l'horizon s'illumine des feux de la révélation: demain sera déposé dans leurs mains le flambeau, ils seront la lumière du monde, et cette lumière ne doit pas être placée sous le boisseau mais sur le candélabre. Eh quoi! les étudiants eux-mêmes qui se destinent aux carrières séculières ont le devoir d'intensifier leur foi au collège, où une prévenance spéciale de Dieu leur a permis de vivre.

Demain, jeunes gens qui m'entendez et qui vous destinez à vivre dans le siède, demain, vous devrez verser à flots la lumière de votre foi autour de vous, par votre conduite honorable et chrétienne par votre support éclairé, viril et constant des oeuvres religieuses et sociales, par votre appui des ministres de Dieu, avec qui vous aurez rompu le pain de l'intelligence et celui de l'amitié, à côté desquels vous aurez reçu le Dieu des forts.

Notre pays a donné jusqu'ici le spectacle unique d'asseoir sur les mémes bancs, d'abreuver et de nourrir de la même substance intellectuelle les chefs de l'Eglise et les chefs de la nation. De cette fraternité des âmes à l'école a résulté ou s'est perpétuée la fraternité de l'Eglise et de l'Etat, fraternité profitable à l'une et à l'autre, fraternité que l'on regrette de ne plus voir régner dans les pays soi-disant chrétiens, fraternité manifestée éIoquemment par le geste du gouvernement soutenant de sa sympathie et de son or les collèges de la Province qui récemment lui faisaient appel.

Quand avec les yeux sur les données de l'histoire on a le bonheur de contempler les trésors humains et divins que l'Eglise soutenue par César a amassés dans le Vieux-Monde, trésors de foi et de charité, trésors de beauté sous ses formes les plus diverses et les plus idéales, trésors de sainteté à tous les degrés de la hiérarchie religieuse et civile, on ne peut s'empêcher de prononcer en soi-même le serment de ne rien négliger pour que se perpétue un accord si fertile en prodiges.

Hélas! là-bas, les siècles de tant de foi et de tant de gloire sont malheureusement histoire du passé. Le rationalisme s'est attaché à extirper la foi salvatrice, a semé à sa place l'incrédulité et l'irréligion, germes des révolutions futures. Du coup, l'équilibre harmonieux entre le naturel et le divin a été rompu; la voix du Ciel ne se faisant plus entendre, l'homme s'est tourné vers la Bête, qui sans cesse l'appelle depuis le péché d'Adam; et si pendant quelques lustres encore la société a vécu de traditions et de l'ombre du christianisme selon le mot d'un rénégat malheureusement trop célèbre, elle en est aujourd'hui à subsister "de l'ombre d'une ombre"; "et c'est vraiment par trop léger." D'où les appétits, d'où "les forêts de baillonnettes," d'où les guerres et les destructions effroyables de vies humaines, d'où le naufrage épouvantable d'une civilisation naguère brillante. Quoi d'étonnant, que le Dieu des Lumières abandonne ceux qui l'ont chassé de leurs pensées, de leurs écoles et de leur législation, à la fureur bestiale des Barbares, et les noie dans les fleuves de leur sang apostat et prévarificateur.

C'est pourquoi, chers jeunes gens qui m'entendez, votre collège s'efforce de déposer abondante la foi dans vos âmes: il ne veut pas pour vous le sort épouvantable de la course dans la nuit sans phare indicatieur; il ne veut pas, pour notre société des cataclysmes sanglants qui effraient à l'heure actuelle ceux mêmes qui en ont été les causes aveugles ou conscientes; c'est pourquoi il veut que cette foi croisse forte, drue et vigoureuse. Demain, vous serez des chefs, demain, vous serez les gardiens du dépot sacré, des apôtres à votre manière, glorifiant dans vos paroles, dans vos actes privés et publics la Vérité révélée et 1'Eglise qui vous aura instruits sur les bancs de ses écoles. Ainsi aurez-vous réalisé en vous-mêmes le sens mystique de la pierre angulaire que nous bénissons aujourd'hui.

Comme couronnement royal et comme conséquence naturelle en quelque sorte de cette vie supérieure par la science et par la foi, le Séminaire a enfin la mission d'inculquer en vos âmes et de faire grandir en vous "jusqu'à l'accomplissement de l'homme parfait" la vie de la grâce, cette participation de la nature divine elle-même. Ici, je me tais et j'adore. J'adore la très sainte Eucharistie, Pain vivant descendu du ciel et qui donne la vie au monde; j'adore Notre-Seigneur Jésus~Christ, l'hôte de la chapelle future, dont les murs se dressent déjà sous nos regards ravis; j'adore le Corps et le Sang que vous recevez souvent, quotidiennement sans doute, comme Jésus vous y invite; j'adore le Dieu qui habite en vous, qui vous divinise, qui fait ses délices d'habiter chez les enfants des homrnes. Ce1ui qui a institué les sacrements, signes efficaces de la grâce, a voulu se cacher personnellement sous un de ces signes et y faire sa demeure permanente. Dès lors, l'Eucharistie n'est pas seulement apte à augmenter la vie surnaturelle insufflée par le baptême, elle apporte dans toute sa plénitude la Vie elle-même. Ego sun Vita. Et il suffit à l'âme de s'incliner et de boire à longs traits à la source, pour que ses pensées, ses élans d'amour, les mouvements des facultés inférieures du corps qu'elle rend vivant, aient part à la Vie éternelle.

Aussi bien le Séminaire donne-t-il la place d'honneur à la chapelle, car son hôte divin par qui tout doit se commencer dans la formation intellectuelle et morale de la jeunesse, lui en apporte le couronnement surnaturel; et grâe à lui, les spéculations de l'esprit, les tendances instinctives du coeur vers la beauté ne courrent pas le risque de dégénérer en chimères, en désordres et en ruines.

Voilà ta mission ultime, ô mon Séminaire, renaissant après cinquante ans bientôt de tes ruines matérielles. Voilà le programme magnifique que tes vigoureux fondateurs ont tracé dès ton origine. Des mains débiles certes, mais, animées de la même bonne volonté ont aujourd'hui succédé à la force des leurs: elles n'auront de cesse qu'elles aient fait leur petite part, dans l'embellissement de leur oeuvre immortelle. A cette fin, elles s'appuieront sur la force du Christ, pierre fondamentale de l'édifice, sur l'Eglise enseignante, sur la collaboration et la charité de tout le peuple fidèle. Déjà l'oeuvre s'ébauche; elle apparaît dans ces murs de granit jaillissant à deux pas de ceux qu'un jour de deuil ensevelit naguère comme dans un tombeau.

Monseigneur l'Evêque, après Dieu, le Séminaire doit cet avantage et ce bonheur à la parole auguste tombée de vos lèvres, invitant, pressant, suppliant le diocèse de rebâtir au Seigneur et à la jeunesse un temple digne de l'un et de l'autre; il le doit, ce bonheur à messieurs les curés et vicaires, qui ont pensé qu'une telle entreprise valait bien que leur zèle généreux s'employât à en assurer le succès; il vous le doit, Mesdames et Messieurs, fidèles du diocèse et même de l'étranger, qui avez répondu avec tant de bienveiIlance à l'appel des mendiants misérables du Séminaire.

La génération d'il y a cinquante ans a eu devant les yeux pour l'inspirer dans son effort, un exemp1e qui se répète comme une page d'histoire. Un évêque, le premier du diocèse, se fit un jour mendiant volontaire, pour assurer à la jeunesse les promesses de la vie présente et future; des prêtres, dont les mains s'étaient affinées au contact des livres et des ciboires, prirent la rude truelle et le marteau, se firent camionneurs et tâcherons; un peuple entier arracha de l'étroit bas de laine les quinze sous péniblement amassés pour le patrimoine des fils et la dot des filles et les apporta comme offrande aux bâtisseurs; des écoliers jeûnèrent, parce que le pain ainsi économisé se transformait en pierres de l'édifice. Les sacrifices consentis en commun furent efficaces et couronnèrent en peu de temps le monument à la Science et à la Foi. A peine quelques années pourtant, et, un matin d'avril, le feu rasa l'oeuvre de tant de larmes et d'espoirs. A l'évêque éploré gémissant sur des cendres, il ne restait que le courage; au peuple, il ne restait que le souvenir de sa charité passé, pour l'engager à ne pas jeter le manche après la cognée; à se saignér de nouveau, à tenir...

Il tint, notre premier évêque et notre premier père dans la foi. Ils tinrent, nos pères selon la chair. Et si notre génération à nous, jusqu'à ces dernières années, a dû contempler tristement les ruines dressées vers le ciel comme les vestiges superbes et désolés des aqueducs de la Rome impériale, du moins vécut-elle de traditions, dans la maison pieuse qui nous a abrités, peut-être même puisa-t-elle dans le spectade de cette désolation la volonté de tenter l'impossible pour assurer la résurrection du passé. . . Or une page nouvelle s'est écrite à notre glorieux livre, et la jeunesse de l'avenir trouvera dans les gestes contemporains la raison immédiate de son travail et de sa sanctification. 1921 ! Un évêque, le troisième du diocèse, parle comme le premier, de l'esprit duquel il est le noble fils; des prêtres, des grands et des petits séminaristes, de nouveau se font les mendiants volontaires du Séminaire, sous le ciel torride de l'été, sous le froid et la pluie de l'automne. D'avance, ils ont accepté l'humiliation de ce triste métier, même l'avanie, si elle arrive. Les coeurs s'ouvrent à leurs voix dans la plupart des foyers, la charité atteint parfois le dégré du sacrifice héroïque, dans des taudis où le prêtre, demandant au nom de Jésus-Christ, se sentait plutôt incliné à donner qu'à recevoir; des enfants engagent même l'avenir et les quelques sous probables qu'il leur réserve. Spectacle d'abnégation évangélique! spetacle quasi cornélien! spectacle qui ravit les âmes au-dessus d'elles-mêmes, et vers lequel n'auront qu'à se retourner pour retremper leur foi chrétienne et patriotique, les hommes de demain et des siècles futurs! Aussi bien, quelle voix éloquente voudrait avoir en ce moment le représentant du Séminaire pour offrir ses remerciements à tous ceux qui s'emploient à assurer au présent une maison digne de l'Eglise et digne du Canada, à l'avenir, une source inépuisable de force. Du moins, du fond du coeur adresse-t-il au Ciel une prière ardente pour que Dieu, qui sonde les coeurs et connaît la mesure du sacrifice, récompense au centuple nos bienfaiteurs, tous nos bienfaiteurs: ceux qui ont donné beaucoup et ceux qui ont donné dans une moindre mesure, ceux qui ont donné de leur superflu, ceux qui ont donné de leur nécessaire, et ceux qui n'ayant pu nous venir en aide d'autre manière ont invoqué sur nous la miséricorde divine ou se sont réservés pour des jours possibles. La maison est loin d'être terminée: elle commence à peine. Nos remerciements, vous le sentez bien, et nous ne songeons en aucune manière à le dissimuler, laissent la porte ouverte à toutes les générosités; ils font même un nouvel et pressant appel à tous ceux qui pensent que nous faisons oeuvre utile et agréable à Dieu. Mais ce qui chante surtout en ce moment en nos âmes, c'est l'action de grâces, et c'est le cantique de notre espérance, fondée sur un roc solide, celui de la charité publique, comme le Séminaire s'appuie lui-même sur la véritable pierre angulaire, le Christ de vérité et de vie...

Monseigneur l'Evêque,

Vous allez reprendre le geste qu'accomplissait ici même, il y a cinquante ans et six jours, l'illustre évêque Jean Langevin. Quand vous prononcerez les paroles augustes sur la pierre angulaire, il vous plaira d'étendre votre bras sur la tête des fils qui, avec vous, ont repris la tâche inachevée de leurs pères, afin que les bénédictions, dont vous êtes le dispensateur, s'étendent au diocèse, aux paroisses, aux familles et aux individus, et produisent des fruits de prospérité terrestre et de salut. Amen!






Discours prononcé par le Major-Géneral Sir Eugène Fiset,
K.C., C.M.G., D.S.0., député de Rimouski au Parlement fédéral
et ancien sous-ministre de la Milice,
à la distribution des prix le 18 juin 1925.


M. le Supérieur,
MM. les élèves du Séminaire,
Mesdames et Messieurs.

J'ai grand'peine à me reconnaître, M. le Supérieur, sous le portrait élogieux que vous venez de peindre. Me permettrez-vous, cependant, de vous offrir l'expression bien vive et bien sincère de mes sentiments de profonde gratitude pour m'avoir fait l'insigne honneur de me demander, en ma qualité d'ancien élève du Séminaire de Rimouski, d'assister à cette soirée de gala, et de me donner le vif plaisir de pouvoir dire adieu à cette brillante jeunesse, qui demain va quitter son Alma Mater pour s'acheminer vers l'inconnu.

La mission qui m'incombe est lourde; et j'éprouve une émotion bien poignante à me revoir, à trente et quelques années de distance, au milieu de mes anciens camarades, sous le toît de cette admirable institution, où j'ai passé les meilleures années de ma jeunesse. Mais le double devoir que j'ai à accomplir est tellement délicat, que j'ose espérer en cette lumière divine, qui semble jaillir avec éclat, et remplir de ses rayons lumineux le grandiose amphithéâtre.

Je dis double devoir: Nous assistons ici ce soir, Mesdames et Messieurs, à la consécration en quelque sorte officielle de ce noble édifice dont on vient de doter le diocèse de Rimouski. Avez-vous réalisé ce qu'il a fallu d'efforts, d'organisation, de travail, de patience et de dévouement, pour mener à bonne fin une telle oeuvre? Avez-vous réalisé que ce rêve, qui émane du cerveau et du coeur du digne prélat qui préside si noblement aux destinées spirituelles de notre beau diocèse a demandé des années d'étude, des heures d'anxiété, d'énergiques acceptations de responsabilités, des moments de déboires ? Avez-vous songé que cette oeuvre créée de rien n'a qu'un but : pourvoir à l'éducation de vos enfants, ne profite en rien aux promoteurs, qu'avec le dévouement ordinaire de notre clergé canadien-français ils se sont dépensés, corps et âme, pour vous aider, vous et les vôtres ? Vous ne serez donc pas étonnés si je me permets ce soir d'offrir au nom de la population civile du diocèse à Sa Grandeur Monseigneur Léonard à ses deux nobles et principaux collaboraeurs, MM. les chanoines Joseph Moreault et Forunat Charron, aux dignes prêtres, professeurs et maîtres de ce séminaire, et à tout le clergé du diocèse de Rimouski, non seulement nos félicitations, pour avoir conduit à bien cette oeuvre, mais surtout l'expression sincère, vive et ardente, de notre profonde gratitude.

Messieurs, vous avez vu grand et beau; vous avez raison d'être fiers et glorieux d'avoir conçu et édifié un tel monument. Pour tout remerciement, nous ne pouvons vous offrir que notre aide et support; et soyez convaincu qu'en ce qui concerne la population du diocèse de Rimouski, le proverbe : « la reconnaissance n'est pas de ce monde » est faux et que nous saurons vous le prouver, en secondant de tous nos efforts, de notre propagande et de nos deniers, votre noble travail.

Hélas, Messieurs! en ce qui me concerne, je suis forcé de constater, avec un vif serrement de coeur, que les années qui se sont écoulées depuis que j'ai quitté mon Alma Mater sont déjà bien nombreuses, et parmi mes professeurs d'antan, je n'en reconnais ici ce soir qu'un seul; mais j'ai gardé de lui un souvenir si agréable, si doux, si sincère, que c'est avec un bien vif plaisir que je constate que vous aussi, Messieurs, qui appartenez à la seconde génération, avez su apprécier ses nombreuses qualités de coeur et d'esprit, son exquise courtoisie, sa science approfondie du coeur humain. Vous avez su associer à votre oeuvre d'éducation ef de direction Son Excellence Monseigneur Philippe Sylvain; et c'est pour moi une joie bien grande de rendre ce soir à ce prélat distingué le témoignage vibrant et sincère de mes respectueux hommages.

Monseigneur, il y a déjà ving-cinq ans, dans la salle d'étude de notre bon vieux séminaire, vous avez fait au jeune chirurgien-major revenant d'Afrique, l'honneur insigne de lui souhaiter la bienvenue, au nom du clergé du diocèse, des professeurs et des élèves de ce temps.

Cette réception a fait époque dans ma vie, c'est un des meilleurs souvenirs de ma jeunesse; et si alors vous m'avez fait éprouver fortement la satisfaction du devoir accompli, vous avez en sus contribué de vos sages conseils au développement subséquent de ma carrière. A vous, donc, mes meilleurs sentiments de profonde amitié, de gratitude et de reconnaissance.

Mesdames et Messieurs, comme je m'adresse ce soir à un auditoire d'élite, m'est-il permis de jeter un regard vers ce quart de siècle déjà écoulé, et parcourir à grands traits l'évolution politico-économique du Canada pendant cette première partie du vingtième siècle.

L'an 1900 s'ouvrit pour nous rempli de promesses et d'espérances. Nous venions de prendre rang au milieu des nations; nos contingents revenus d'Afrique couverts de gloire avaient rehaussé d'un éclat inaccoutumé notre réputation militaire d'antan. Jouissant d'une ère de prospérité inconnue jusqu'alors, nos hommes publics, remplis d'un enthousiasme fièvreux, s'étaient créé une vision de splendeur, de développement national, de prospérité industrielle, de marchés mondiaux. Ils réclamaient pour nous ce vingtième siècle; et le monde étonné vit le spectacle d'une jeune nation, soulevée d'enthousiasme, s'acheminant avec certitude et fierté, vers sa destinée glorieuse, ayant conscience de sa force et de ses droits, croyant fermement en ce cycle des temps qui fait que la civilisation a ses progrès et ses déclins inéluctables dans un pays donné, et que le développement économique des nations se dirige à périodes fixes vers telles parties de la sphère.

Tous nous sentions que ce siècle nous appartenait, et que notre beau pays allait surgir à l'horizon grand, et prospère, pour prendre place au soleil des nations libres, sous l'égide et le sceptre de l'Empire Britannique, dont nous sommes fiers de faire partie. Malheureusement, Mesdames et Messieurs, cette envolée grandiose, après à peine quatorze années d'élan, fut arrêtée en pleine course. Nous avons vu en 1914, se déchaîner sur le monde stupéfié ce cataclysme mondial, cette guerre sanglante qui fit crouler des royaumes et des empires, et changea en moins de huit années la face de l'Europe.

Ah, Messieurs! il faut avoir comme moi vécu ces huit années de cauchemar, au sein même de la fournaise, pour pouvoir comprendre et analyser les changements, les nouvelles données d'économie politique que ce bouleversement universel nous a amenés.

Ne soyez donc pas étonnés si, ce soir, devant cette assemblée d'élite, cette réunion d'hommes accoutumées (sic) à penser et à réfléchir, je me permets de poser comme leçon politico-économique à nos jeunes amis des classes supérieures les grandes données du problème administratif auquel nous, de la présente génération, avons à faire face, mais dont ils devront bientôt eux-mêmes assumer les responsabilités.

Messieurs, de 1914 à 1918, la province de Québec surtout a joui d'un développement matériel tellement inoui, tellement surprenant, que notre population affolée ne vivait que pour le présent, et n'a pas su prévoir l'avenir. La hausse factice de nos prix de vente a pris une telle expansion que nous avons quasi perdu la notion de la valeur normale de nos marchandises, et comme conséquence fatale de tout argent facile, nous avons appris à dépenser aussi vite qu'à gagner. Cette orgie a affecté toutes les classes de la population, surtout notre classe agricole, et quand l'inévitable période de dépression est arrivée, notre population a réalisé avec stupéfaction que ce rêve de Cocagne n'était qu'un rêve, et que bien sages étaient ceux qui ont su se préparer à faire face aux besoins matériels de l'avenir.

Messieurs, ces conditions anormales qui se sont appliquées à l'individu ont affecté, sur une échelle encore plus grande, nos corps administratifs, surtout notre gouvernement fédéral. Nous avons eu, d'abord, cette période fiévreuse de mobilisation de nos armées, de mobilisation de nos industries, de nos voies ferrées, de nos voies maritimes, de nos ressources agricoles et monétaires. Nous avons eu la période subséquente de démobilisation de nos armées et de nos industries, créées d'emblée pendant la guerre. Nous avons dû passer et subir, comme toutes les autres nations du monde entier, cette crise de dépression du pouvoir d'achat, et du manque de marchés, crise de chômage, restriction de la population, et surtout, faire face à la dette nationale énorme que nous avons été forcés d'accumuler. Est-il donc étrange que ceux d'entre nous qui osent envisager de face les problèmes que nous avons à résoudre, veuillent faire comprendre à la génération présente et surtout à celle qui va nous suivre, la tâche immense qui nous incombe ?

Les difficultés que nous avons à rencontrer sont de trois ordres: d'abord, notre dette nationale. Cette dette de $2,440,000,000 de piastres se compose des frais de mobilisation et de démobilisation de l'armée canadienne; des obligations sacrées et imprescriptibles que nous avons contractées envers ceux des nôtres qui ont sacrifié leur sang, leur vie, pour secourir l'humanité en danger. Cette partie de notre dette est imprescriptible et inaltérable, ne peut être reniée, ni changée, et les intérêts annuels de $150,000,000 que nous avons à payer forment une obligation contre le revenu qu'il nous est impossible d'éviter. La seconde partie de notre dette nationale se compose des frais encourus par la nationalisation d'une partie de nos chemins de fer. Il n'y a pas à le cacher: ce problème de nos voies ferrées est le gouffre insatiable qui ronge nos revenus, et de sa solution dépend l'avenir.

Indépendamment des partis politiques, tous nous envisageons ce problème sous trois aspects, soit absorber en un seul réseau tous nos chemins de fer; mais il y aurait là danger de créer une machine politique, avec ses immenses conséquences; soit encore permettre au Pacifique-Canadien d'absorber le réseau national actuel et créer de la sorte un monopole que personne n'ose contempler; soit, enfin continuer l'administration sous l'égide de la commission indépendante que nous avons à l'heure actuelle, avec intervention gouvernementale suffisante pour empêcher toute duplication, toute extravagance, escomptant l'avenir, dans l'espoir que le développement intense de nos ressources nationales et l'augmentation de notre population résoudront, dans un avenir plus ou moins rapproché, ce problème si vital au développement économique de la nation.

Voilà donc, Messieurs, au point de vue national, les trois grands problèmes auxquels nous avons à faire face: extinction de notre dette nationale; équilibration de notre budget ferroviaire; augmentation de notre population. Ce sont là les questions du présent, ce sont là les problèmes de l'avenir. L'héritage que nous aurons à laisser aux générations qui nous succèderont est grevé, nais l'avenir nous sourit et c'est en toute confiance que nous devons y faire face.

Et vous mes jeunes amis, qui demain allez quitter votre Alma Mater, souvenez-vous que grâce à l'éducation chrétienne et catholique que vous avez reçue, vous êtes mieux outillés que les autres pour faire face à l'avenir, et surtout pour bien comprendre tout ce qu'il y a de grand, de beau, de noble dans ce mot: Devoir, qui constitue la base nême de notre société. Il est mes jeunes amis, un précepte de philosophie morale qui résume bien ma pensée, que je veux qu'il serve comme le résumé aux conseils d'expérience pratique que vient vous donner votre aîné. Ce précepte c'est: Via Crucis, Via Lucis. La voie de la croix est la voie de la lumière; la voie du travail est la voie du succès; la voie du devoir est la voie de l'espérance.

En ce monde, rien ne s'obtient sans travail, c'est la première leçon que vous avez cueillie en entrant dans ce séminaire, et si vous avez, pendant vos années d'Humanités, appris ces éléments des langues mortes, qui, comme enseignement pratique de l'avenir, vous aideront tant à comprendre la racine et l'étymologie des langues; si pendant vos études de Belles-Lettres et de Rhétorique, vous avez été initiés aux beautés des langues grecque, latine, française; si pendant vos années de physique et de philosophie, vous avez appris la méthode de la coordination et de la disposition de vos pensées; si, enfin, pendant votre cours entier vous vous êtes garni l'esprit, l'intelligence et le coeur des enseignements précieux que comporte l'éducation saine, chrétienne et si généreuse, des études classiques, vous avez constaté que le grand principe qui a dirigé votre éducation s'appelle le Devoir. Devoir envers vous-même, devoir envers votre Alma Mater, devoir envers la société, devoir envers vos gouvernants, devoir envers votre pays.

Ceux d'entre vous qui appartiennent à cette classe privilégiée qui, éclairée d'une lumière céleste, reviendra bientôt sons le toit du grand séminaire continuer ses études théologiques, souvenez-vous que votre mission est divine, et qu'en vous acheminant vers le sacerdoce, le fardeau de vos responsabilités va devenir de plus en plus lourd; que bientôt vous allez appartenir à cette classe dirigeante, à ce clergé canadien-français qui, dans ces temps de sceptisme (sic) et d'intolérance est le seul rempart qui reste et empêche l'écroulemnt de notre organisation sociale.

Et vous, Messieurs, qui allez vous acheminer vers le monde universitaire ou commercial, qui allez prendre contact avec cette masse d'hommes qui constitue notre société civile, vous allez passer par ce stage, où tous nous sommes passés; vous aller venir en contact avec les idées libérales ou conservatrices - oserais-je dire nationalistes? - mais vous constaterez vite que le jour ou vous devrez assumer vos responsabilités, le jour où vous devrez, à votre tour fonder un foyer et créer une famille, vous constaterez que vos déboires d'étudiants ont été bien puérils et que votre plus précieux héritage, c'est l'éducation reçue ici, ce sont les principes chrétiens et catholiques que vous avez absorbés sur les bancs de votre séminaire, c'est cet esprit de détermination et de tolérance mutuelle si nécessaire dans la vie. A vous donc, messieurs les finissants, mes souhaits les meilleurs et les plus sincères. Puisse l'avenir réfléter votre passé; qu'il vous soit souriant, brillant et prospère!

Mesdames et Messieurs, je me suis tellement laissé entraîner, que j'ai quasi oublié que nous assistions ce soir à une distribution de prix. Qu'il me soit permis, avant de terminer, d'offrir aux heureux lauréats mes sincères félicitations. Ces prix, mes jeunes amis, reprrésentent la récompense de votre assiduité, de votre application, de votre travail. Vous avez fait honneur à vos professeurs, vous avez comblé de joie vos bons parents, vous avez honoré votre séminaire. Je me réjouis avec vous. Ceux d'entre vous que le sort n'a pas aussi bien partagés, ont au moins la satisfaction du devoir accompli, ils ont en sus, l'espérance.

A vous aussi, mes jeunes amis, j'offre mes félicitations et mes meilleurs souhaits.

Monsieur le Supérieur, quoique j'aie grand'peine à me reconnaître dans cette salle si grandiose; quoique j'éprouve un certain serrement de coeur de voir mon vieux collège supplanté par ce jeune, grand et vigoureux séminaire, je constate cependant que l'atmosphère qu'on y respire est celui d'antan; j'y revis des heures bien douces, et c'est avec joie que je constate que si vous avez quelque peu modernisé votre système d'éducation, les principes qu'on y enseigne sont les mêmes; et je vous en félicite de tout coeur, car s'il existe un ancien élève du Séminaire de Rimouski qui a conservé au fond de son âme un souvenir ému, affectueux et sincère pour son Alma Mater, c'est moi.






BENEDICTION DU NOUVEAU SEMINAIRE DE RIMOUSKI,
les 3 ET 4 NOVEMBRE 1925.



Te Deum laudamus! C'est le cri qui s'échappe à ce moment, et d'une manière très naturelle, du coeur et des lèvres de chacun des membres de la communauté. Ce soir, par le gala, demain par la sainte cérémonie de la bénédiction et la messe pontificale, en sa chapelle immaculée, le nouveau séminaire ouvre officiellement ses portes.

Trois ans et plus se sont déjà passés depuis que le Pasteur du diocèse a béni les assises de l'édifice et placé l'austère croix de ses armes sur la pierre angulaire. Nos coeurs en ce moment se gonflaient d'espérance, nos désirs impatients hâtaient le cours des mois, nos prières et nos voeux ajoutaient de la diligence aux mains des ouvriers. Enfin ! l'heure a sonné des allégresses et des actions de grâces. Nos yeux se baignent à la blancheur éclatante des murs et aux torrents de lumière qui réjouissent les pièces; nos poumons reconnaissent dans les diverses salles l'air pur apporté du large ou de la campagne prochaine; nos pas résonnent allègrement sur les dalles polychromes, parentes humbles mais ambitieuses de celles d'un Mont-Cassin ou d'un Séminaire de Laval; nos voix s'étonnent de vibrer si largement dans les classes ou les salles de récreation, où tapaient encore hier truelles et marteaux.

La charité a accompli ce prodige de faire jaillir de terre, en moins de quatre ans, une maison complètement à l'épreuve du feu, aménagée selon les règles modernes de l'hygiène et les exigences d'un confort raisonnabJe, pourvue d'une salle académique digne de l'Art et de l'Eloquence, et d'une chapelle la moins indigne possible de Notre Seigneur Jésus-Christ. Charité de l'Evêque du diocèse, charité des curés et vicaires, charité des fidèles, des anciens élèves, des bienfaiteurs anonymes, des héroïques "mendiants du Séminaire" parcourant les paroisses et tendant la main.

Dieu, qui est Charité, a pu seul inspirer cette unité et cette constance dans l'effort; seul il a pu permettre le succès que l'on couronne aujourd'hui. Te Deum, laudamus! A lui d'abord l'action de grâce, et après lui, et à cause de lui, à tous ceux qui de quelque manière ont contribué à la réalisation du rêve de 1920.

Soirée du 3 novembre 1925.

Nos invités de l'Ouest, le contingent numériquement le plus important, sont arrivés par l'express de quatre heures. Quatre évêques: NN. SS. Brunault, de Nicolet, HaIlé, de l'Ontario-Nord, Rouleau, de ValIeyfield, et Langlois, administrateur de l'archidiocèse et représentant de S. G. Monseigneur Paul-Eugène Roy, archevêque de Québec, cloué sur son lit d'hôpital, S. E. Monseigneur Camille Roy, P. A., recteur de l'Université Laval, M. l'abbé Wilfrid Lebon, supérieur du Collège de Sainte-Anne, un nombre considérable de membres du clergé, tant du diocèse de Québec que de celui de Ri:mouski, apportent dans nos murs l'éclat des couleurs pontificales, l'autorité, la science et la vertu, la sympathie et l'entrain.

S. G. Monseigneur F.-X. Ross, évêque de Gaspé, ainsi que plusieurs prêtres des diocèses de Rimousk-i, de Gaspé et de Chatham, ont prévenu depuis le matin ces hôtes distingués et ont déjà envahi l'Evêché toujours accueillant et le Séminaire.

L'économe exerce de son mieux les devoirs de l'hospitalité, et chaque prêtre de la maison s'improvise cicerone ou mentor pour "le tour du propriétaire", avant le souper.

L'attente n'est pas longue. Bientôt en effet le réfectoire destiné aux écoliers reçoit ses premiers convives: S. G. Monseigneur l'Evêque de Rimouski, le grand maître de céans, Nos Seigneurs les évêques déjà mentionnés, les prélats et quelque cent vingt cinq prêtres. Mais si relativement élevé que soit déjà le nombre des premiers pensionnaires du nouveau cénacle, - coenaculum grande stratum - la salle faite pour cinq ou six cents paraît un peu déserte; et il semble aux estomacs un peu actifs qu'à l'endroit où sont les tables les mets n'arriveront jamais de la cuisine lointaine, là-bas, à l'autre bout, dans l'ancienne récréation du pavillon de 1905.

Mais les élèves du Petit-Séminaire sont en force importante et décidés à soutenir leur réputation de garçons à la page. A cette fin, le pas gymnastique et les évolutions savantes que leur ont appris le fonds Strathcona et le Capitaine Boulanger, entrent dans le domaine pratique; les Soeurs, de leur côté, mettent les petits plats dans les grands; et bientôt chacun trouve que décidément la cuisine n'est pas éloignée, et qu'il ferait bon d'aller fumer un cigare en attendant la séance solennelle annoncée pour huit heures... " Hélas! Hélas! " songent cependant les écoliers… "Plaise au Ciel que les bonnes Sœurs conservent éternellement la recette des plats abondants et savoureux pour les repas innombrables dont celui-ci marque le début! "

Huit heures! Le hall d'entrée, les couloirs. le salon, les parloirs, les salles de récréations brillent de tous les feux de MM. Brillant et Cie, prosaïquement appelés "La Cie de Pouvoir du Bas-St-Laurent". Nos amis laïques de la ville et des environs sont venus en grand nombre faire un cortège d'honneur à Nos Seigneurs les Evêques et se mêler fraternellement à leurs anciens camarades de collège ou à leurs amis aujourd'hui pasteurs d'âmes. Entre autres, nous honorent à ce moment de leur présence, M. le docteur Moreault, maire de la ville et député, et Madame Moreault, M. le juge Auguste Tessier et Madame Tessier, M. le juge Camille Pouliot, le Major-Général Sir Eugène Fiset, M. P. et Lady Fiset, M. le notaire G. Dionne, M. P. et Madame Dionne, M. le commandeur P.-E. D'Anjou et Madame D'Anjou, M. le chevalier H.-G. Lepage et Madame Lepage, M. le magistrat Antonio Couillard et Madame Couillard, M. A.-P. Garon C. R., magistrat en retraite et Madame Garon, M. l'avocat EIzéar Sasseville qui doit tantôt porter la parole, et Madame Sasseville, M. le protonotaire Auguste Côté et Madame Côté, M. le shérif et Madame D'Anjou, M. Léopold D'Anjou et Madame D'Anjou, M. le docteur Josué Pineault et Madame Pinault, M. Chs-Auguste Couillard et Madame Couillard, M. l'avocat P.-E. Gagnon et Madame Gagnon, M le notaire L.-de-G. Belzile, M. le notaire Eudore Couture, directeur du Progrès du Golfe et Madame Couture, M. l'avocat Alexandre Chouinard de Montmagny, etc. etc. Nous nous excusons de ne pouvoir honorer ces lignes des neuf cent noms d'amis du Séminaire venus en cette soirée solennelle, lui apporter le témoignage de leur sympathie.

L'heure est arrivée. Le cortège conduit par Monseigneur Léonard et M. le Supérieur pénètre dans la salle des fêtes, resplendissante dans ses décors artistiques et sous la lumière tamisée versée à flots par les lustres du plafond, cependant que la musique attaque la Marche romaine de Gounod. Ce n'est pas à proprement parler l'inauguration de la "salle académique", puisqu'en mai dernier, à la fête du Supérieur, on y a donnée (sic) la représentation de la Fille de Roland, d'Henri de Bornier, et un concert, dont l'Hymne apostolique, de Gounod, (la Rédemption) occupait justement la place d'honneur; puisque, aussi, la distribution des récompenses y a eu lieu, en juin dernier. Mais il n'est que juste de reconnaître que notre salle jusqu'ici n'a pas vu assistance aussi remarquable par le nombre et la particulière distinction.

Le programme que l'on distribue se lit comme suit :

PROGRAMME


I. Marche romaine ……………………………………………… Gounod
   Fanfare Ste-Cécile

II. Discours de M. le Chan. J. Moreault,
    Supérieur du Séminaire

III. "Ouvrez vos portes éternelles" (de la Rédemption)……… Gounod
     Chorale des élèves

IV. Choeur d'Athalie ……………………………………………… Arnould
     Chorale des élèves. Soliste: Raymond Charron

V. Discours de Mgr Camille Roy, P. A.,
    Recteur de l'Université Laval

VI. Discours de M. Elzéar Sasseville, C. R.,
     Avocat de Rimouski

VII. L'hymne Apostolique (de la Rédemption)………………… Gounod
     Chorale des élèves

VIII. Discours de S. G. Mgr J.-R. Léonard,
      Evêque de Rimouski

IX. Palestrina (tableau lyrique………………………… R. P. Tricard, S. J.

     0 CANADA

X. Fleur de mai …………………………………………………… Bonjean
     Fanfare Ste-Cécile

Personnages de Palestrina


Le Pape Pie IV……………………………………………………Albert Daris,
Pa1estrina ……………………………………………………Albert D'Astous,
Luigi, neveu de Palestrina ……………………………………Maurice Gagnon,
Le Cardinal Vitellozi ……………………………………… Jean-Marie Gagnon,
Le Chevalier Vivarini, …………………………………………Raymond Charron,
Seigneurs de la suite du Pape……………………
         (au Vatican, le 29 juin 1565)

La Musique, la Poésie et l'Eloquence pendant trois petites heures, régaleront les yeux, les oreilles et l'esprit.

Dès que chacun a pris son siège, M. le Supérieur monte sur la scène et présente les hommages de la maison, ses souhaits de bienvenue et ses remerciements à l'auditoire et particulièrement aux personnages distingués qui ont accepté de porter la parole au cours de la soirée. Il s'exprime en ces termes:

[Voir « Discours du Chanoine Moreault » à la rubrique Discours]

La musique de Gounod interprétée par la chorale éclate alors en fanfare impérative et glorieuse: "Ouvrez, ouvrez, ouvrez vos portes éternelles!".. C'est le voeu, mais aussi c'est le symbole. Aujourd'hui, l'inauguration: les portes s'ouvrent elles s'ouvrent sinon pour l'éternité, du moins pour plusieurs siècles, selon les prévisions humaines et le souhait unanime. A son tour le choeur d'Athalie chante et exalte en accents pieux les bienfaits du Seigneur, dont la magnificence remplit l'univers; puis Son Excellence, Monseigneur Camille Roy, P. A., recteur de l'Université Laval, monte à la tribune, en l'espèce, la scène, où il n'y a pas de tribune. Le Recteur de l'Université est tout à fait chez lui, ici, puisque le Séminaire de Rimouski fait remonter son affiliation à Laval à plus de 53 ans, au 17 avril 1872, exactement; puisque six ans même avant l'affiliation, certains élèves du Collège naissant de Rimouski étaient admis au grand privilège de subir les examens de Laval et d'aspirer aux degrés universitaires..

Avec bienveillance, l'éminent Recteur a bien voulu se rappeler les liens de filiation qui rattachent notre maison à la sienne, et a accepté de dire au Séminaire si légitimement fier de son développement matériel, quelle doit être la véritable conception du progrès éducationnel, et quelle place doit occuper la tradition dans ce progrès. Il apporte à son enseignement dans la chaire de fortune l'éclat de sa haute fonction, sa réputation de critique élégant et averti, d'orateur à la culture et au verbe limpides et classiques. Aussi, l'auditoire écoute-t-il avec un singulier plaisir intellectuel le beau discours qu'il prononce, et dont nous sommes heureux de conserver le texte dans nos annales, comme un fécond programme.

[Voir « Discours de Monseigneur Camille Roy » à la rubrique Discours]

Les applaudissements qui ont à plusieurs reprises souligné les parties les plus saillantes de ce magnifique discours sont à peine apaisés qu'apparaît sur la scène un homme très jeune encore, du type brun-clair caractéristique du latin de race, portant avec élégance et distinction l'austère habit noir de grand gala : c'est M. Elzéar Sasseville, C.R., avocat de Rimouski, finissant de 1901. Puisque le Séminaire, comme il convenait, a réservé une place d'honneur, en cette soirée, à ses anciens élèves laïques, aucun ne pouvait représenter plus dignement la famille collégiale extra-muros que M. l'avocat Sasseville. Brillant élève au collège et à l'université et doué de belles aptitudes oratoires, Elzéar Sasseville a développé au Barreau ses qualités naturelles. Au premier rang de sa profession à Rimouski et dans la Province, il sait en même temps être parfait citoyen et excellent père da famille. Il représentera donc très dignement aujourd'hui le grand nombre de laïques instruits que le Séminaire est heureux de compter parmi ses élèves d'autrefois et ses amis de toujours.

Accueilli avec très vive sympathie par l'auditoire, M. Sasseville prononce l'éloquent discours suivant:

[Voir « Discours de M. Elzéar Sasseville, C.R. » à la rubrique Discours]

Le programme annonce maintenant l'Hymne apostolique de Gounod par la chorale... Les chanteurs du Séminaire ne craignent pas d'être légèrement présomptueux : à cet âge, ne songe-t-on pas tout simplement à escalader le ciel... Et violenti rapiunt illud... Mais il est permis d'oser beaucoup, quand les espoirs éveillés par la fête du jour brossent des couleurs si charmantes et des teintes si délicates aux horizons des âmes.

Un choeur de cent voix attaque donc avec entrain les stances solennelles: "Le Verbe s'est fait chair"; choristes et solistes rivalisent d'harmonie, passent de la mélodie pure à l'accord... dissonant et à la fugue enchevêtrée, et, en définitive, à la finale, sans accroc au texte ou à la musique, toujours en harmonie au sens propre du mot, avec la pensée majestueuse du maître... Le succès magnifique de la chorale prouve que l"on peut exiger beaucoup d'une jeunesse intelligente et sagement disciplinée... Et voilà qui est tout à l'honneur de la génération de 1925.

Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque de Rimouski a bien voulu accepter de clore la série des discours. Il est donc maintenant à la tribune, avec à la main deux ou trois petites notes sur une carte de visite. Selon son habitude, Monseigneur de Rimouski parle d'abondance, en son langage toujours sobre mais châtié, vif, limpide, coulant comme d'une source débordante. En conséquence, à notre regret, nous ne possédons pas le texte de son allocution, et nous ne pouvons qu'en donner les idées générales.

Sa Grandeur rappelle d'abord trois grandes dates, du Séminaire diocésain: son érection canonique, le 4 novembre 1870; la bénédiction du séminaire construit par Monseigneur Langevin, le 31 mai 1876; et enfin la bénédiction du séminaire actuel, demain le 4 novembre 1925. Entre deux bénédictions par deux illustres représentants du Siège de Québec, cinquante ans près se sont écoulés. Le temps marche, les hommes changent, la sympathie de l'Eglise-Mère demeure et ne change pas...

Monseigneur de Rimouski offre ensuite ses hommages à Mgr Alfred Langlois, administrateur de l'archidiocèse de Québec, représentant de S. G. Mgr l'Archevêque. Il le charge d'un message de gratitude, de respect et de sympathie affectueuse envers notre vénéré Métropolitan cloué sur son lit de malade...

Six évêques prenaient part à la bénédiction du 31 mai 1876, ajoute l'orateur; six évêques renouvelleront demain ce geste, Depuis un demi-siècle les épreuves n'ont pas été ménagées au diocèse et au séminaire de Rimouski, notamment la grande épreuve de l'incendie de 1881: le retour symbolique du même nombre d'évêques et la preuve de la même sympathie apostolique nous font entrevoir le grand progrès après la grande tribulation.

Sa Grandeur salue à son tour S. E. Mgr Camille Roy, P. A., recteur de l'Université Laval, le remercie de l'encouragement généreux qu'apporte la mère trois fois séculaire à la fin d'un demi-siècle et lui promet que le Séminaire de Rimouski s'efforcera de ne point faire tache dans la grande famille spirituelle dont l'éminent recteur est le chef.

Monseigneur offre enfin la plus cordiale hospitalité aux membres du clergé des diocèses étrangers, ses remerciements aux ecclésiastiques et aux laïques du diocèse, aux pasteurs et aux fidèles dont l'abnégation et la charité ont assuré la construction de l'édifice nouveau. Les sacrifices d'argent entre autres n'ont jamais manqué en faveur de la maison; l'histoire s'en traduit depuis cinquante ans en chiffres éloquents... Il faudra que se continuent longtemps encore les sacrifices. L'union cordiale, la confiance en Dieu pour qui uniquement nous travaillons, assureront le couronnement à l'oeuvre, l'acquittement des obligations assumées...

Un seul article reste au programme de la soirée, à part le morceau de musique harmonisant la sortie de la salle: une superbe méditation lyrique sur l'Art intitulée Palestrina, par le P. Tricard, S. J. Nous y renvoyons le bienveillant lecteur de ces lignes. Peut-être ne serait-il pas trop présomptueux d'ajouter que les acteurs récitèrent avec une maëstria remarquable les beaux vers de la pièce.

La soirée se termine sur ce spectacle de grand lyrisme. La vision intense du Beau a abrégé les heures et prévenu les fatigues de l'auditoire; on se sépare plutôt pour goûter dans la solitude ce que l'on a entendu dans la salle des fêtes que pour prendre le repos dû à une journée d'excellente besogne.

Quatre novembre.

Fête de saint Charles-Borromée, fondateur des séminaires… Cinquante-cinquième anniversaire de l'érection canonique du collège de Rimouski en séminaire diocésain. Aucune date ne saurait mieux convenir pour la bénédiction de la maison nouvelle.. La cérémonie, de fait, a lieu ce matin, et les fêtes d'hier n'en ont été que le prélude.

Neuf heures: tout est prêt. Le hall d'entrée largement éclairé par un soleil d'hiver hâtif exhibe avec orgueil ses corniches de bois précieux, ses colonnes massives et ses bas-lambris de briques rouges. Au centre se dresse une table parée portant le crucifix qui prendra la place d'honneur en la maison, après la bénédiction. La foule des invités s'est groupée respectueuse autour du hall et le long du couloir central attendant le clergé. Bientôt, venant du vieux séminaire où le cortège s'est formé, débouchent croix de procession et surplis blancs du clergé, manteaux de pourpre des prélats, chape et dalmatiques dorées de l'officiant, S. G. Mgr Alfred Langlois, et de ses assistants. Monseigneur l'Administrateur de Québec récite les prières liturgiques, jette l'eau bénissante, et comme prise de possession solennelle au nom de Notre-Seigneur, installe pieusement le crucifix béni au mur du grand parloir... Le cortège aussitôt se reforme pour gagner la chapelle, que Sa Grandeur bénit à l'entrée, et où commence immédiatement la messe pontificale.

L'heure est particulièrement émouvante pour l'Evêque du diocèse et pour le personnel du Séminaire, à qui la construction des nouveaux édifices a causé tant de soucis. Cette blanche chapelle, dont la voûte ceintrée fait songer au ciel, ces chapiteaux finement ciselés, ces arceaux élégants, ces boiseries précieuses, ces parquets indestructibles, il a fallu les demander oportune et importune à la bourse des fidèles; et si chacune de leurs parcelles représente un sacrifice d'argent, elle représente aussi les coeurs exténuantes (sic) des quêteurs du Séminaire, à travers le diocèse, l'humiliatiorn naturelle qu'il y a toujours à tendre la main, fût-ce "pour les autres", à éprouver.parfois des rebuffades. Et voilà consacrée au Dieu de toutes les bontés cette chapele longtemps rêvée, notre chapelle, notre joyau!...

S. G. Monseigneur F.-X. Ross, évêque de Gaspé, que tant de fécond labeur et d'amitiés attachent à jamais à Rimouski, a biern voulu faire au Séminaire l'honneur de célébrer la première messe pontificale dans la chapelle. La chorale des élèves, à son ordinaire, exécute liturgiquement les mélodies austères et pieuses du chant grégorien.

On attend avec un intérêt particulier le sermon de circonstance. S. G. Monseigneur Raymornd-Marie Rouleau, O. P., évêque de Valleyfield, a accepté de nouveau de porter la parole, et sa réputation de théologien érudit et d'orateur sacré très éloquent, assure d'avance à ses auditeurs un enseignement magistral sur l'oeuvre des séminaires, en même temps qu'un délicat régal de l'esprit. Il se trouve au surplus que Sa Grandeur daigne se souvenir toujours de son pays d'origine bas-québécois et de l'humble institution où il y a quelque quarante ans, Elle a fait ses études classiques; et alors le sermon de Monseigneur l'Evêque de Valleyfield sera en même temps que l'enseignement autorisé du pontife et du savant l'hommage pieux d'un fils monté très haut à la mère obscure continuant son oeuvre nécessaire d'éducation des enfants qui restent au foyer... Félicitons-nous de pouvoir conserver dans ces pages le beau sermon de Mgr Rouleau.

[Voir « Sermon de S. G. Mgr R.-M. Rouleau, O.P., évêque de Valleyfield » à la rubrique Discours]

La messe est terminée, et les assistants sont encore sous Ie charme de l'éloquence sacrée que déjà la cloche du règlementaire appelle impérieusement les invités à la réfection corporelle, dans le grand réfectoire des écoliers..

Dîner extra-dry, mais dont le menu... collégial permet aux langues de se délier. Elles se délient du reste si bien que la fin du repas nous apporte deux discours, encore qu'aucun ne fût au programme. M. le Supérieur ayant en effet invité NN. SS. de Gaspé et de Titoplis à offrir le dessert aux gourmets de l'assemblée, S. G. Mgr Ross en profita pour féliciter avec émotion le Séminaire de ses progrès et pour exprimer le voeu de voir une aussi belle fête fraternelle à la très prochaine bénédiction du Séminaire de Gaspé; Mgr Langlois, de son côté, rappelle les liens très forts qui l'attachent au Séminaire, ainsi qu'à plusieurs curés, dons il a été le professeur, et à plusieurs paroisses du diocèse, où Sa Grandeur a prêché des retraites avant son accession à l'épiscopat. L'Administrateur de Québec donne en passant avec grande éloquence de sages avis aux quelques écoliers qui l'écoutent, et termine en appelant de nouveau les bénédictions du Ciel sur la maison qu'il a bénie ce matin.

Il ne reste au programme que la réunion de cinq heures, à la salle académique, à laquelle Nos Seigneurs Brunault, de Nicolet, et Hallé de l'Ontario-Nord, doivent adresser la parole aux élèves du Petit-Séminaire. Jusque-là, en effet, par force majeure et convenance, ceux-ci ont été tenus à l'écart, "ils ont mangé sur le billot", comme le remarquait quelqu'un ayant ouï parler de la coutume des anciens Canadiens éloignant de la table de famille les enfants n'ayant pas atteint un certain âge; jusque-là les hommages, les compliments, les voeux ont été destinés à l'Alma Mater : - il est bien désirable qu'ils puissent au moins recueillir les miettes de la fête. - Eh bien! on leur a réservé mieux que des miettes: S. G. Monseigneur Hallé, l'apôtre du Nord-Ontarien, les entretient avec ardeur et conviction du pays nouveau dont il a la charge, des difficultés qu'il rencontre, du besoin qui se fait sentir là comme ailleurs d'hommes fortement trempés. De là à donner la leçon d'énergie il n'y a qu'une association d'idées vite franchie par le vaillant évêque-missionnaire; de sorte qu'une demi-heure est vite passée dans une véritable atmosphère apostolique. Mgr Brunault s'est réservé l'autre demi-heure, tacitement au moins; pas moins, car en une demi-heure un ancien directeur du Petit Séminaire ne saurait qu'effleurer les problèmes nombreux et familiers auxquels il a été mêlé, et qui sont les mêmes à Rimouski et à Nicolet; pas davantage non plus, car à six heures a lieu la bénédiction solennelle du T. S. Sacrement clôturant les fêtes. Sa Grandeur donc qui n'en est pas à un discours près à la gent écolière, eut bientôt fait de la dérider, de la rendre attentive, sérieuse, enthousiaste... Quel bon directeur ce devait être! disent les plus anciens. Quel excellent directeur ce devait être disent à l'unisson tous les coeurs écoliers, quand l'orateur annonce qu'il a toujours aimé les congés, même quand il était directeur à Nicolet, et que ses vingt-cinq ans d'épiscopat l'autorisent à en donner un grand à la communauté, volens, nolens rector. Annuit rector: il ne demande pas mieux; car les élèves du Petit-Séminaire ont tellement bien travaillé à préparer leur part du programme qu'il convient qu'au moins ils puissent se reposer de l'analyse logique, du latin, de la "matière première" et des syllogismes en Baralipton pendant toute une journée. Adopté!! Carried!

C'est au pied des autels que se terminent les fêtes. Prosternés au pied de l'Auteur de tout bien, Evêques, prêtres, séminaristes et jeunes écoliers chantent un Te Deum final et enflammé; de toute leur âme ils appellent les plus précieuses grâces de Dieu sur le nouveau Séminaire de Rimouski, cependant que l'Hostie sainte, dans l'ostensoir doré, trace la croix des bénédictions et du salut.





Discours de M. le Chanoine J. Moreault, Supérieur,
à la bénédiction du nouveau Séminaire,
le 3 novembre 1925.


Messeigneurs,
Mesdames, Messieurs,

L'heure est à l'action de grâce. La fête qui s'accomplit en ce jour sera inscrite parmi les dates les plus chères et les plus sacrées de cette maison. Ce que nous rêvions, lors des fêtes du 20 juin 1920, sans croire à sa possibilité, s'est réalisé. Le Séminaire de Monseigneur Langevin renaît de ses cendres. Aussi nous reportons tout naturellement notre regard et nos souvenirs sur une fête semblable qui avait lieu à Rimouski, le 31 mai 1876. A cette date, Mgr Jean Langevin, 1er évêque de Rimouski, avait invité tout l'épiscopat de la Province à venir célébrer avec lui le Te Deum. Le Séminaire qui lui avait coûté tant de prières, tant d'appels à la charité, tant de sacrifices personnels, s'élevait radieux dans sa robe de pierre artistement taillée, les coeurs débordent d'espérance. Hélas! cinq ans ne s'étaient pas écoulés, qu'un incendie désastreux rasait l'oeuvre de tant d'années de travail et de prières.

"A l'Evêque éploré, écrivait un de nos contemporains, à l'Evêque éploré, gémissant sur des cendres, il ne restait que le courage, au peuple, que le souvenir de sa charité passée, pour l'engager à ne pas jeter le manche après la cognée, à se saigner de nouveau ". Et nous pouvons ajouter, qu'à l'Evêque éploré, restait aussi son immense confiance en ce "Dieu qui tient les clefs de la vie et de la mort, qui tue et vivifie, qui conduit aux portes de l'abîme et en ramène".

"Les lieux ruinés seront rétablis, dit le prophète, et ruinosa restaurabuntur. Je vous ferai habiter comme auparavant, dit le Seigneur, je vous donnerai de plus grands biens, que vous n'en aviez dans le principe... Comment ces habitations désertes, abandonnées et ruinées sont-elles maintenant rebâties et fortifiées? Et tout le peuple des environs reconnaîtra que c'est moi, le Seigneur, qui ai rétabli ce qui était ravagé, moi, le Seigneur, qui ai engagé ma parole envers mes serviteurs, et qui tiens mon engagement "... (Ezech. XXXV).

Et voilà pourquoi aujourd'hui la résurrection est complète, après 44 ans et après des vicissitudes diverses. Sur les ruines sacrées par le dévouement et la souffrance chrétienne du Séminaire de 1876 s'élève le Séminaire de 1925, héritier de ses gloires et de sa mission, garanti autant que les choses humaines peuvent l'être contre l'infortune du premier.

Comme en 1876, l'élite religieuse du pays se trouve là, l'élite intellectuelle de notre région nous entoure de sa sympathie. Souffrez, Messeigneurs et Messieurs, que notre gratitude ne se confine pas silencieuse dans l'intimité de notre cœur.

A Vous, Monseigneur l'Evêque de Rimouski, l'offrande renouvelée de notre gratitude pour la part principale qui vous revient dans la reconstruction du Séminaire. Digne fils et digne successeur des Langevin et des Blais, vous avez pensé qu'il vous appartenait de mettre un digne couronnement à l'oeuvre dont ils avaient fait l'objet de leur principale préoccupation. Il fallait de nouveau semer la charité, une charité sans limite, dans le coeur de vos diocésains. Vos lèvres ont laissé tomber la semence féconde, d'où a jailli, orné de toutes les promesses de la sève nouvelle, le nouveau bâtiment. C'est pourquoi le Séminaire doit inscrire votre nom sur la liste de ses plus insignes bienfaiteurs.

Messeigneurs, votre présence et la sympathie qu'elle témoigne nous remplissent de la plus délicieuse émotion. Baptisé jadis par l'illustre archevêque de Québec, le futur Cardinal Taschereau, le Séminaire a ce privilège, lorsqu'il se lève rajeuni de ses cendres, de retrouver sur lui l'oeil bienveillant du Siège vénérable des Laval, des Taschereau et des Bégin. Hélas! notre Archevêque bien aimé, qui a tant de fois honoré la maison de sa présence et de sa parole apostolique, ne peut être présent, mais son esprit et sa sympathie se retrouvent dans son représentant, Sa Grandeur Monseigneur Langis, Administrateur de Québec, qui voudra bien accepter, avec nos remerciements pour l'honneur qu'il nous fait, les voeux et les prières que nous offrons en faveur de notre vénérable métropolitain.

Vous êtes là, Monseigneur l'Evêque de Valleyfield. Vous ne pouviez pas ne pas y être. Nos fêtes en ces dernières années se sont accoutumées à jouir du spectacle immaculé et charmant de votre robe blanche, elles n'ont parfois revêtu tant d'éclat que grâce au verbe éloquent du fils de St. Dominique. Combien de fois auparavant n'avez-vous pas prêché dans la chapelle de l'ancien couvent de la Congrégation devenu le petit Séminaire, où vous avez étudié, puis dans la chapelle de 1905! Jeune étudiant, nous avons eu le bonheur de recevoir du Père Rouleau les salutaires enseignements des retraites écolières, et nous regarrdions déjà alors avec quel respect fraternel ce fils de l'Alma Mater porter si haut la science de Thomas d'Aquin et l'éloquence de Lacordaire! Depuis lors, quelle ascension! Collocavit eum cum principibus, cum principibus populi sui. Vous nous revenez néanmoins, tout chargé que vous soyez d'une Eglise et de bien d'autres soucis, vous nous revenez pour nous honorer, nous réjouir, réjouir à votre vue la gent écolière qui vous connaît déjà, donner à la cérémonie de l'inauguration de la maison son véritable sens. Daignez recevoir l'expression de notre allégresse et croire que nous vous sommes infiniment redevable de votre amitié et de votre enseignement.

Le 17 avril 1872, l'Université Laval s'affiliait notre Séminaire en sa toute première minorité. 53 ans se sont écoulés depuis lors, années de bon ménage, mais dont nous avons eu tout le profit, encore qu'en théorie chacun, dans une société, doive faire sa part pour le bien de la communauté. Notre maison est donc l'obligée, la très largement obligée de Laval. Elle l'est davantage aujourd'hui, quand pour fêter quelque peu tardivement les noces d'or de leur union, Mgr le Recteur quitte ses occupations accablantes pour nous apporter l'éclat de son verbe classique et faire jaillir dans les âmes des jeunes qui l'entendront le désir plus ardent d'être, par la solide formation intellectuelle, religieuse et morale, une unité, une personnalité digne de nos institutions et de l'Eglise qui les dirige. Mgr le Recteur, votre démarche nous honore à l'excès. Veuillez croire que l'affection pour Laval ne saura que grandir dans les coeurs de ceux qui se réclament humblement de Rimouski.

Nos maisons ont été une création de la charité chrétienne, elles se sont développées par la charité, elles ne subsistent que par la charité. C'est à cette charité que nous avons fait appel, quand le verbe ailé de Notre Evêque nous envoya prêcher le nouvel Evangile d'un nouveau Séminaire digne de l'Eglise et de la région. Curés du diocèse et humbles vicaires, citoyens riches ou pauvres, anciens élèves de la maison et fils de maisons étrangères, individus, sociétés industrielles et communautés religieuses, tous entendirent notre appel pressant, il y a déjà cinq ans, tous ont continué de l'entendre pendant cinq ans. Et parce que nous demandions pour la gloire de Dieu et l'avenir de la jeunesse du diocèse, chacun se fit un devoir de faire sa part pour la reconstruction du Séminaire..

Comme disent certains critiques, les poèmes immortels de l'Iliade et de l'Odysée, sont le fruit du travail collectif d'une nation possédée par la flamme patriotique; ainsi peut on dire que notre Séminaire, ce poème à la gloire de Dieu, plus beau infiniment que ceux d'Homère, est le fruit du travail d'une race forte et chrétienne, brûlée par la flamme du règne de Dieu et du règne de l'Esprit. A cette race, à ces ecclésiastiques et à ces laiques qui ont écrit des pages, des lignes ou simplement quelques lettres de l'épopée, chacun selon ses ressources, j'adresse à ce moment le plus ému des remerciements. Dieu vous le rende, Messieurs, Dieu vous récompense, par l'octroi de son paradis, non du verre d'eau, mais de l'écu d'or que vous avez donné pour sa gloire.

Un des laïques éminents qui ont appuyé pratiquement notre entreprise, un de nos anciens encore très jeune et plein d'avenir, un de ceux pourtant dont la réputation justement méritée nous honore le plus en rejaillissant sur le Séminaire, M. l'avocat Elzéar Sasseville, ajoute aujourd'hui à ce que nous lui devons déjà. Il veut bien adresser quelques paroles au nom des nôtres qui ont choisi le siècle après le collège. Autant nous sommes honorés qu'il ait accepté notre invitation, autant nous le prions dès maintenant d'accepter notre chaleureuse gratitude.

A tous ceux enfin qui nous honorent de leur présence, nous disons un cordial merci.

Messeigneurs, Messieurs, 1e 4 novembre 1870, l'Evêque de Rimouski, Mgr Jean Langevin, choisit le collège de Rimouski pour en faire son Séminaire diocésain. En cette même fête de saint Charles, il donnait à notre institution sa charte et son programme. Il vous appartient de dire en quelle mesure elle a atteint le but de ses fondateurs. Pour nous prêtres du Séminaire, cette charte et ce programme nous suffisent. Nous voulons continuer l'oeuvre de nos prédécesseurs avec toute la force de nos âmes et de nos coeurs, dans l'obéissance à notre Evêque, et dans l'exercice modeste et tempéré de l'autorité sur la jeunesse qui nous est confiée. Dans ces édifices savamment et dispendieusement reconstruits nous ne saurions nous passionner pour ce qui serait une simple question d'art et d'histoire. L'art n'est qu'une forme et l'histoire n'est qu'un souvenir. Puissiez vous retrouver ici, Monseigneur notre Evêque, Messeigneurs, Messieurs, l'âme et la vie, le passé renaissant dans le présent et chanter avec le prophète royal: « Sed nos qui vivimus, benedicimus Domino, ex hoc nunc et in seculum. » Or nous qui vivons, nous bénissons le Seigneur, dès maintenant et jusque dans les siècles des siècles.






Discours de Mgr Camille Roy, P.A., Recteur de l'Université Laval,
à la bénédiction du nouveau Séminaire,
le 3 novembre 1925.


Monsieur le Supérieur,
Messeigneurs,
Mesdames, Messieurs,

Il m'est fort agréable de pouvoir associer ce soir à votre joie, à la grande joie du Séminaire de Rimouski, celle du Séminaire de Québec et de l'Université Laval.

Le vieux Séminaire de Québec, comme un aîné toujours heureux de voir prospérer ses frères, et qui depuis deux siècles et demi voit se multiplier, se mieux établir toujours la grande famille collégiale de ce pays, apporte au Séminaire de Rimouski son salut cordial et fraternel. Un peu immobilisé lui-même dans ses murs séculaires qui paraissent indestructibles et qui sont chargés à la fois de poussière et d'histoire, il voit sans jalousie, les maisons plus jeunes bénéficier des progrès de la construction moderne, et il ose avec quelque coquetterie faire paraître toujours parmi des beautés plus fraîches son visage antique. Au reste, il se glorifie d'être le témoin irrécusable d'une continuité d'efforts qui, depuis 1663 jusqu'à vous ont assuré à la jeunesse étudiante de ce pays les plus agréables foyers.

L'Université Laval, que vous avez voulu convier à votre fête se souvient qu'il y a 53 ans - le 17 avril 1872 - elle avait l'honneur et la joie d'affilier votre maison. Après Québec, Nicolet, Sainte-Anne, et Trois-Rivières, c'était Rimouki qui venait à son tour enrichir cette couronne de maisons affiliées qui a fait à Laval une si précieuse parure.

Voilà donc plus de 50 ans, Messieurs du Séminaire de Rimouski, que nous travaillons ensemble, sous l'égide d'une direction commune, à l'oeuvre de l'éducation et de l'enseignement classique. Le Recteur de l'Université Laval vous remercie ce soir de cette fidélité; il offre à vos succès ses félicitations sincères. Et au moment où votre Séminaire élargit son foyer, dilate ses murs, abrite plus d'ouvriers et plus d'espérance, il me plait singulièrement de constater, de proclamer qu'ici, comme dans toutes nos maisons d'enseignement classique, les développements nouveaux se lient avec solidité à tous les efforts anciens, et que deux mots résument toute votre histoire: Progrès et tradition

I

Le progrès, il apparaît ce soir en une si vive lumière, dans cette fête, et dans cette salle qui nous rassemble. Le progrès, il est dans ces bâtiments nouveaux que vous avez élevés, que nécessitait une clientèle tous les jours plus nombreuse, et qui tous les jours recherche davantage votre direction et votre enseignement. Le progrès, il est aussi, d'une autre façon, mais certain encore, dans le soin que vous avez pris d'ordonner votre maison neuve selon les règles d'un art qui fait grand honneur et à votre architecte et à votre bon goût.

Vous saviez non pas sans doute que les âmes sont d'autant plus heureuses qu'elles sont mieux logées mais que le bon logement contribue tout de même à nos fragiles bonheurs, et qu'on ne peut aujourd'hui ignorer des lois certaines de l'hygiène et du raisonnable confort. Et il faut assurément vous féliciter d'avoir construit un Séminaire qui est l'un des plus beaux, et des mieux aménagés qu'il y ait dans notre pays. Combien vous seront reconnaissants sans doute par leur docilité et leur labeur, ces élèves à qui vous avez préparé une maison si bonne et si hospitalière!

Le progrès, il est en tout cela, Messieurs, en toutes ces conditions matérielles meilleures qui s'accordent avec des exigences nouvelles, et qui ne laissent pas d'exercer sur les âmes elles-mêmes leur bienfaisante influence.

Mais le progrès, il se retrouve aussi, et plus précieux, dans l'organisation pédagogique de votre maison. Et avant même que vous ayez pu vous donner des bâtiments plus spacieux et plus confortables, vous aviez voulu assurer cet autre progrès; vous aviez été sans cesse préoccupés de bâtir en hommes, de perfectionner votre enseignement; toute l'histoire de votre maison est faite de ces laborieuses entreprises, et vos succès annuels, toujours plus considérables, attestent l'efficacité de vos efforts.

Et ici, messieurs, vous rejoignez par tant de soins, traversés de tant de variables difficultés, l'histoire de toutes nos maisons affiliées, l'histoire de tous les Collèges ou Séminaires de la Province de Québec. Dans toutes ces maisons, la loi du progrès fut la foi de la vie. Sans doute, cette loi fut souvent contrariée par des impuissances fatales; elles fut soumise toujours aux circonstances difficiles au milieu desquelles s'est produit notre immense effort. Le progrès ne fut pas toujours aussi rapide que nos désirs; mais il fut presque toujours égal à nos moyens.

Le progrès, dans l'enseignement classique, dépend de tant de facteurs qui le peuvent assurer, et aussi de tant d'obstacles qu'il faut vaincre ou supprimer! Le progrès, dans l'enseignement, dans tout ordre d'enseignement dépend de ressources toujours nécessaires en hommes et en argent; il dépend des méthodes employées, il dépend de la valeur des instruments de travail, il dépend aussi du dévouement de ceux qui le donnent et de l'application de ceux qui le reçoivent.

Or tout cela est humain, et par nature variable et instable. Les ressources d'hommes ou d'argent furent toujours chez nous, pour les oeuvres d'enseignement classiques, singulièrement limitées. La charité les fonda beaucoup plus de ses privations que de son abondance. Et l'Eglise occupée à tant de ministéres, sollicitée par tant d'autres besoins urgents, mit parfois à leur service des apôtres qui y apportèrent plus de sacrifices que de satisfaisante préparation.

D'autre part, les méthodes, nos méthodes employées, aussi anciennes que les fortes disciplines du grand siècle qui nous les donna, furent elles-mêmes, à l'usage, - et elles le sont toujours - d'une inégale efficacité : ayant été soumises elles-mêmes à l'habileté changeante des maîtres qui s'en servent. Au surplus, la difficulté, l'impossibilité pendant longtemps pour les maîtres de fréquenter les instituts de haut enseignement, de s'y perfectionner dans les sciences ou les lettres, et de s'y pouvoir d'une meilleure formation personnelle, exposait à de variables qualités le succès de leur labeur.

Mais si depuis deux siècles, dans nos maisons d'enseignement secondaire, malgré tant de dévouements accumulés et à cause de tant d'obstacles rencontrés, le progrès n'a pas toujours suivi nos espérances, s'il a subi la loi des changeantes et dures nécessités, en devons-nous recevoir plus de reproches ou plus d'admiration?

Et y a-t-il vraiment, dans l'histoire de ce pays, un chapître qui ait été plus difficile à faire que celui de notre enseignement classique? Et y en a-t-il un qui, ayant coûté tant de sacrifices, a été malgré tout, plus héroïquement écrit? Et je n'aurais pas, en vérité, à chercher ailleurs qu'ici même à Rimouski, l"exemple admirable de ce courage et de cet héroïsme.

Oui, messieurs, notre enseignement classique n'a pas encore connu l'âge d'or de son histoire! Oui, messieurs, notre enseignement classique n'a pas toujours été outillé - si l'on peut dire - comme il aurait dû l'être! Oui, messieurs, notre enseignement classique a parfois laissé trop infructueuses des méthodes insuffisamment pratiquées, des disciplines intellectuelles pas assez vigoureusement maniées! Oui, messieurs, notre enseignement classique n'a pas toujours eu les maîtres qu'eussent souhaités les maîtres eux-mêmes! Infirmités ou lacunes qui sont inhérentes à toutes les institutions humaines. Le progrès continu fut toujours en même temps que la chimère des philosophes une irréalité de l'histoire.

Et chez nous, dans nos Collèges et Séminaires, l'irréalité du progrès continu fut, on le sait et l'on doit toujours s'en souvenir, le plus souvent imputable aux conditions précaires de leur fondation et de leur existence.

Qu'on ait osé, dans ces conditions mêmes, fonder, soutenir, développer, de tels établissements, ce fut le miracle de la charité, de la charité du prêtre surtout, oe fut la hardiesse apostolique de notre clergé canadien.

Messieurs, il y a quelque chose de pire que l'imperfection de l'effort, c'est l'inaction. Et l'inaction pour nous, dans le domaine de l'enseignement classique, eût été fatale à notre peuple et à notre survivance.

Le clergé comprit, au cours de notre histoire souvent tragique, que pour sauver ici notre race, menacée dans sa vie profonde, il fallait mettre en valeur toutes ses ressources d'intelligence, et qu'une race d'origine française ne se conçoit pas sans une mission à la foi religieuse et intellectuelle, et donc sans une supériorité de l'esprit. Et alors, malgré ses trop faibles moyens, il comprit qu'un effort héroïque vers notre idéal destin, valait la peine d'être tenté, et il fonda nos Collèges et nos Petits Séminaires, quand personne autre ne pouvait le faire ou ne s'avisait de le faire. Et il y alluma un flambeau nécessaire, vacillant si vous le voulez à certaines beures et certains jours difficiles, mais lumineux quand même et qui devait jalonner de ses feux successifs les chemins périlleux de notre histoire.

Et c'est de nos maisons fondées, pendant longtemps presque exclusivement soutenues par le clergé, que sont sortis pour les grandes œuvres de l'Eglise du Canada et pour les tâches victorieuses de la patrie des hommes qui avaient recuelli à nos foyers d'enseignement toutœ qu'il y avait de lumière, tout ce qu'il y avait de doctrine religieuse et sociale, pour en éclairer leur esprit d'abord, pour en pénétrer nos plus difficiles problèmes, et pour en projeter ensuite sur notre vie publique l'invincible rayonnement.

Et aujourd'hui, Messieurs, notre province de Québec, devenue un domaine sacré, et pour toute tentative de domination étrangère une terre imprenable, notre province mise en regard des autres provinces de la Confédération canadienne, n'a vraiment rien à leur envier, ni au point de vue de ses institutions, ni au point de vue de la culture générale de ses enfants, ni au point de vue spécial de la valeur de ses classes dirigeantes. Et si l'on veut estimer la mise de fonds intellectuel que chacune de nos provinces a pu mettre au capital de la nation, et si l'on veut décider où il y a plus d'humanité supérieure dans les esprits, et où la formation des intelligences a assuré le plus de sécurité sociale, notre province n'a rien à craindre d'un tel examen, ni de si indiscrètes comparaisons. Et si elle est trop modeste pour proclamer elle-même ce qu'elle vaut, elle n'a qu'à faire le geste large et assez significatif qui montre sur tous les points de nos horizons, la silhouette fière, lumineuse, de nos Collèges et de nos Séminaires.

Et, Messieurs, si un tel fait, et de si grande importance, peut être constaté chez-nous, c'est parce que depuis deux siècles, nos Collèges et Séminaires ont été vraiment des foyers de solide culture, et c'est parce qu'en dépit de toutes les épreuves de leur existence, et de toutes les difficultés de leur action, une loi, - celle du progrès, à été la loi de leur histoire, c'est que cette loi du progrès, soumise à tant d'obstacles, a suivi quand même la ligne montante de notre vie nationale. Aujourd'hui, depuis que les concours généreux du public et du gouvernement sont venus collaborer à nos efforts, depuis que nos Universités elles-mêmes ont pu parfaire l'organisation de leurs Facultés des Arts et créer des Ecoles de formation supérieure et pédagogique; nos Collèges et Petits Séminaires se préoccupent davantage de préposer à l'enseignement des maîtres mieux préparés; ils étudient avec plus d'assiduité le problème toujours actuel des programmes et des méthodes; ils deviennent des centres de culture plus intense; ils veulent être autant et plus que jamais, dans cette province, et dans tout notre pays, les postes avancés de notre race, de notre influence, de nos traditions classiques.

II

J'ai nommé, Messieurs, nos traditions classiques, C'est qu'en effet, chez nous, dans le domaine de l'enseignement secondaire, le présent rejoint toujours le passé, le progrès se soude aux nécessaires traditions. Jamais le progrès n'a voulu, et jamais il ne doit couper la ligne forte des disciplines classiques qui depuis 1635 sont le lien infrangile qui groupe, retient, apparente nos Collèges et Petits Séminaires.

Nous vivons sur un continent et dans un mon-de où souvent sont remis en discussion le plan, le concept d'une formation classique. L'étude désintéressée du latin et du grec s'oppose si nettement aux préoccupations utilitaires qui, dans cette Amérique, entrainent les esprits vers la fortune rapide, et s'il se peut colossale. Et vous n'ignorez pas qu'il est arrivé que des hommes pratiques aient cru devoir signaler, pour qu'on les réforme, nos programmes et nos méthodes.

Messieurs, nos programmes et nos méthodes sont assurément et à peu près toujours réformables en quelques points; et il m'est arrivé à moi-même de me plaindre de ce que quelques-uns de ces points ne soient pas encore réformés. Mais où ils sont intangibles, c'est dans l'esprit même qui les a conçus, et qui en définit les principes fondamentaux. II peut arriver que selon le besoin de telle ou telle époque et selon des circonstances de temps et de lieux il soit à propos d'accentuer ou de modifier dans leur distribution, sans détriment pour les parties essentielles, telles ou telles autres parties du programme général des études: et cela est inévitable, comme sont elles-mêmes inévitablement changeantes les conditions de la vie; mais ce qui serait un dommage profond, irréparable pour nos études classiques, c'est l'abandon des disciplines qui en ont toujours été l'âme et la force.

Messieurs, le dix-septième siècle qui a créé le Canada politique, nous a légué avec ses traditions intellectuelles le secret des vertus exceptionnelles de l'esprit français. C'est la culture gréco-latine qui a formé, discipliné 1'âme française, et qui l'a faite si sensible à l'ordre, à la mesure, à la logique, à la raison, à la beauté. C'est la culture gréco-latine, qui a discipliné la langue française, et qui en la replongeant sans cesse au bain salutaire de ses origines, l'a imprégnée de la vertu propre de ses vocables, de la force rigoureuse de sa syntaxe, lui a donné la souplesse de ses formes, l'élégance et l'harmonie de ses mouvements.

Mais alors, qu'avons-nous à faire, nous qui sommes ici, au Canada et en Amérique, pour qu'y survive et y règne l'âme française? Qu'avons-donc à faire nous qui sommes ici, au Canada et en Améque, pour y parler notre langue, pour y conserver, pour y faire connaître son génie, et y faire resplendir son verbe? Et puisque nous avons ici cette haute mission à remplir, et qui tient à la vocation même de notre race, notre devoir n'est-il pas de ne rien faire qui puisse blesser, amoindrir en sa puissance notre âme, déformer, ternir en sa beauté notre langue? Et puisque cette puissance et cette beauté doivent se recréer, se reformer sans cesse au creuset des disciplines gréco-latines, et puisqu'elles doivent porter en elles-mêmes comme élément nécessaire, un reflet du ciel romain ou attique, pourquoi irions-nous changer le fond même de notre enseignement, et exiler de Rome ou d'Athènes l'âme de notre race? Pourquoi, exposés comme nous sommes à tant d'inflluences américaines qui abaissent et qui dépriment, irions-nous sacrifier à des préocupations trop utilitaires le système classique qui donne à notre esprit français, sa plus haute culture, et à notre langue sa force d'expansion la plus conquérante?

Nos éducateurs l'ont compris. Et depuis 1635, depuis que s'ouvrit à Québec le premier collège classique, l'on peut affirner que notre enseignement secondaire n'a rien retranché de son programme essentiel, de ses nécessaires traditions.

C'est l'inappréciable service que nos Collèges et Séminaires ont rendu à notre peuple et à ce Pays; c'est celui qu'ils se proposent de lui rendre toujours. Et l'Université Laval, pour sa part, si heureuse de voir occupées à leur oeuvre d'éducation morale, littéraire et scientifique, ses maisons affiliées, n'a pas d'autre ambition que de les aider à accomplir leur importante mission et à tenir bien haut; au regard des maîtres comme au regard des élèves l'idéal classique traditionnel.

Vous, messieurs du Séminaire de Rimouski, vous avez été fidèles à cet idéal, et vous avez voulu que se rencontrent toujours ici, pour se fortifier l'un par l'autre, le progrès et la tradition. Et c'est ce qui a fait si fécond, si bienfaisant votre demi siècle d'histoire.

Vous avez formé des hommes, et au sens classique du mot des hommes honnêtes: c'est-à-dire des hommes dont la culture désintéressée de l'esprit se joignait à une haute culture morale. Ici la pensée religieuse a toujours pénétré de sa vertu la science profane, et toutes deux ont formé pour l'Eglise et pour la société des chefs éminents, de distingués citoyens, de solides chrétiens.

Ce soir vous pouvez considérer avec orgeuil la longue suite de vos efforts, de vos épreuves, de vos succès. Vos prédécesseurs n'ont pas creusé en vain les sillons où vous semez aujourd'hui en plus large mesure, pour des moissonneurs toujours plus nombreux, vos pensées et vos dévouements. En inaugurant, comme vous faites, vos bâtiments nouveaux, vous pouvez à votre joie mêler les plus grandes espérances. Demain sera fait de vos sacrifices sans doute, et de toute la sagesse de vos maîtres; mais il sera fait aussi de tous les travaux de vos chers enfants, de toute leur fidélité à suivre vos enseignements, de toute l'influence heureuse que par eux vous exercerez sur notre chère patrie.






Discours de M. Elzéar Sasseville, C.R., avocat de Rimouski,
à la bénédiction du nouveau Séminaire,
le 3 novembre 1925.


Messeigneurs,
Monsieur le Supérieur,
Mesdames, Messieurs,

Les directeurs de cette maison m'ont confié la tâche de présenter ce soir à l'Alma Mater les hommages des élèves laïques. Mon titre d'ancien me vaut cet honneur.

Si je n'avais consulté que ma raison, j'aurais certainement décliné l'invitation, mais à l'appel de la mère au fils absent depuis 25 ans, le coeur a parlé; et une fois de plus j'ai ressenti la vérité de la parole de Pascal que "le coeur a des raisons que la raison ne connaît pas".

Voilà pourquoi, M. le Supérieur m'en est témoin, j'ai accepté avec promptitude et générosité: avec promptitude, pour retirer tout le mérite possible de ma bonne action; avec générosité, parce que le fardeau que l'on m'a imposé est lourd.

Et vous l'avez déjà tous compris en me voyant suivre à cette tribune des personnages qui sont les maîtres de la pensée et de la parole et dont la dignité, le prestige et la renommée commandent l'admiration de tous.

Aussi bien, est-ce plus que suffisant pour obtenir de cet auditoire distingué toute la bienveillance nécessaire à l'accomplissement de ce devoir de piété filiale.

Et tout d'abord, M. le Supérieur, vous permettrez à la population civile de se joindre aux autorités de ce diocèse, pour saluer la présence à ces fêtes du représentant du métropolitain de Québec et de NN. SS. les évêques de Nicolet et de Hearst. Cette présence nous réjouit et nous démontre l'intérêt que l'épiscopat de notre Province porte non seulement à la grande cause de l'éducation, mais aussi à notre Alma Mater.

Nous devons le proclamer hautement ce soir : si la population de ce diocèse est demeurée si profondément catholique, c'est dû à l'admirable clergé qu'elle a formé. Dépositaire fidèle du trésor de la foi et de la doctrine, il a su conserver et transmettre dans toute leur pureté et leur intégrité les enseignements reçus de Rome.

Messeigneurs

C'est avec un sentiment d'un bien légitime orgueil que l'Alma Mater voit à ces fêtes la présence de NN. SS. les évêques de Rimouski, de Valleyfield et de Gaspé, trois anciens de cette maison que le Saint-Sîège a appelés dans l'espace d'une couple d'années à peine aux honneurs suprêmes de l'Episcopat et de la plénitude du Sacerdoce. Princes de l'Eglise, vous êtes les joyaux les plus beaux et les plus précieux de la couronne de votre mère; vous y resplendissez de tout l'éclat de vos vertus, de votre science et de vos talents. Nous vous remercions de l'honneur et de la considération que vos noms font faillir sur la personne de tous les élèves de cette maison; et, c'est avec respect, reconnaissance et amour, que nous vous saluons ce soir comme les plus augustes et les plus vénérés de nos anciens confrères.

Monsieur le Recteur,

Ces fètes n'eussent pas été complètes sans l'assistance du Recteur de l'Université Laval. Vous êtes le plus haut représentant de notre plus ancienne et de notre plus importante maison d'enseignement. C'est de son sein que sont nées toutes les institutions secondaires et classiques dont le sol de notre Province est parsemé, et qui s'élèvent comme autant de phares lumineux, autant de foyers ardents répandant parmi nos populations les clartés de la science et de la foi, la chaleur de la charité et du dévouement.

Ces fêtes, qui marquent l'épanouissement complet de l'oeuvre de l'une de vos filiales, ne peuvent que remplir de joie votre coeur de père.

Pour nous, les professionnels de cette maison, vous nous êtes cher à un double titre, puisque c'est chez vous que nous avons été puiser la préparation spéciale et supérieure, qui devait nous ouvrir les portes de la Carrière. Aussi, l'Université Laval avec notre Séminaire occupe-t-elle dans nos coeurs une place égale: la place réservée au souvenir sacré de la mère.

Messeigneurs,
Monsieur le Supérieur,
Mesdames, Messieurs,

Lors de la célébration du cinquantenaire de l'érection canonique de ce Séminaire, les 22 et 23 juin 1920, Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque de Valleyfield, alors le Très Révérend Père Rouleau, Provincial de l'ordre des Dominicains, dans un mémorable sermon, qu'il adressait à neuf cents de ses confrères pieusement réunis sous les voûtes de notre cathédrale pour entendre la sainte messe, formulait en terminant, ce vœu :

"Il nous sera sans doute permis de contempler avant longtemps des édifices plus amples abritant des oeuvres toujours grandioses..."

Les édifices que nous pouvons contempler ce soir, ont-ils comblé vos vœux, Monseigneur, et la réalité correspond-elle à vos chères espérances ?

La réponse à cette question, nous la trouvons dans l'ampleur, la splendeur et la magnificence de cette nouvelle maison, qui n'a certainement rien à envier aux plus superbes de ses soeurs.

Par son inauguration.et la bénédiction, qui bientôt va consacrer ses murs, l'oeuvre matérielle du Petit Séminaire de Rimouski va parvenir à son entier développement et recevoir son complet épanouissement, épanouissement qu'elle avait déjà atteint dans l'ordre moral par la production de fruits féconds et nombreux.

Le couronnement de cette oeuvre sera l'une des gloires les plus pures du règne de notre saint évêque, comme aussi une des meilleures récompenses de son zèle, de son dévouement et de sa charité. C'est une cause de réjouissance pour nous de voir la réalisation des désirs les plus chers de Votre Grandeur, que nous estimons être le recrutement de plus en plus nombreux des ouvriers de votre vigne, et la diffusion plus grande encore dans la population de ce diocèse de l'instruction et de la formation, que cette maison est appelée à donner.

Les directeurs et prêtres actuels de cette maison comme aussi tout le clergé de ce diocèse ont été les collaborateurs dévoués de Votre Grandeur dans la perfection de cette oeuvre; et, comme toutes les choses grandes et durables, cette maison s'est élevée sur les sacrifices de vous tous, Messieurs du Séminaire et du clergé; et vos noms, figurant noblement à la suite de ceux des Tanguay, des Potvin, des Langevin et des Blais, seront transmis à la postérité, vénérés et bénis par les générations qui auront le bonheur de se succéder dans cette maison.

Le cadre de cette allocution ne me permet pas de refaire l'histoire du Séminaire de Rimouski. Elle vient d'ailleurs d'être racontée brillamment, avec tous ses incidents et ses souvenirs, par les anciens qui ont pris part à la réunion de 1920. Les détails en sont consignés au compte rendu des fêtes du Cinquantenaire.

Qu'il me soit seulement permis en passant d'en relever les traits saillants.

En parcourant l'histoire du Séminaire de Rimouski, l'on ne peut s'empêcher de remarquer que ce sont des événements plutôt imprévus et providentiels qui lui ont donné naissance. Les premiers qui ont participé à sa formation ne semblent pas avoir pensé et avoir eu en vue, - du moins l'histoire ne le fait pas voir, - la fondation d'un collège classique.

Et de fait, ce Séminaire tire ses origines du collège industriel fondé en 1853 par M. l'abbé Tanguay, alors curé de Rimouski. Ce collège, qui fut sous la direction de M. Tanguay jusqu'à son départ de Rimouski en 1859, avait pour professeurs des laïques et donnait un cours du genre de nos collèges commerciaux; il se chargea aussi de donner le cours élémentaire et des cours d'agriculture.

Au départ de l'abbé Tanguay, il passa sous le contrôle de la commission scolaire du village de Rimouski, qui comptait parmi ses membres le successeur de M. Tanguay, l'abbé Michel Forgues. Jusque là personne ne semblait avoir pensé à la fondation d'un collège classique, ni à l'enseignement du latin. Malgré aussi la compétence et le dévouement de ses professeurs, les succès en sont plutôt médiocres, à cause de l'assistance irrégulière des élèves et de l'apathie des parents, qui ne semblent pas apprécier à sa valeur l'instruction qui s'y donne.

Le 19 décembre 1861, à cause des occupations de son ministère, monsieur le curé Forgues cède à son vicaire, monsieur l'abbé Georges Potvin, sa charge de commissaire d'écoles, et c'est alors qu'apparaît sur la scène l'homme de Dieu pour introduire dans ce collège l'enseignement du latin et le transformer en collège classique. De suite, il voit à obtenir de l'autorité compétente la vieille église déjà promise, pour procurer à l'oeuvre un local plus vaste et plus favorable, et en février 1862, il peut y installer ses 105 élèves.

Professeurs et élèves encouragés par cette nouvelle organisation se mettent à l'oeuvre sous la discipline sévère du révérend M. Potvin, et de suite des succès étonnants viennent couronner leurs efforts, une ère de progrès s'ouvre pour le collège industriel de Rimouski.

A l'ouverture des classes, en septembre 1862, Monseigneur de Tloa confie officiellement la charge de directeur de cette maison à l'abbé Potvin, et, dès cette année-là, des résolutions sont transmises à l'Ordinaire du diocèse pour obtenir la cession définitive de la vieille église à l'oeuvre du collège, dans le but, y est-il (sic), de fonder une maison d'enseignement supérieur. A ce moment M. le curé Forgues avait été remplacé à la cure de Rimouski par l'abbé Epiphane Lapointe, prêtre distingué, estimé de ses paroissiens et dévoué à l'oeuvre du collège, mais opposé à ce qu'on y introduise l'enseignement du latin. Les projets chers à M. l'abbé Potvin se trouvaient de ce fait considérablement entravés, vu qu'en sa qualité de curé, le révérend M. Lapointe conservait la haute direction de cette maison.

La Providence en disposa autrement et les chroniques de Rimouski nous apprennent que le révérend Epiphane Lapointe, en novembre 1862, après cinq semaines de maladie, fut enlevé à l'affection et à l'estime de ses paroissiens.

Il fut remplacé à la cure de Rimouski par l'abbé Pierre-Léon Lahaye, qui se montra bienveillant envers le collège et favorable aux projets de son directeur, sans toutefois prendre une part active dans la direction, absorbé qu'il était par les devoirs de son ministère, et aussi peut-être pour permettre à son vicaire, M. l'abbé Potvin, de pouvoir y consacrer plus de temps; et c'est ainsi que ce prêtre dévoué put introduire dès l'automne 1863, l'enseignement du latin dans cette institution, qui, jusque là, n'avait été qu'un collège industriel et agricole, mais qui désormais allait prendre rang parmi les collèges classiques de cette province.

Voilà, Messieurs, en quelques mots, comment notre Séminaire prit naissance, ou plutôt s'est formé, dois-je dire, pour ne pas préjuger la question de son fondateur, que l'on n'a pas cru devoir encore proclamer après trois quarts de siècle d'existence.

Quoi'qu'il en soit, je trouve dans l'histoire de cette fondation la main de la Providence, qui semble avoir conduit les principaux acteurs, les uns à leur insu, les autres avec une claire vision, au but qu'Elle se proposait : la fondation d'un Collège classique, puis d'un Séminaire pour la formation et le recrutement du clergé du diocèse nouveau qu'Elle allait bientôt ériger.

Un autre trait propre à notre Séminaire, c'est son rapide développement malgré les épreuves qu'il a subies.

En 1867, le nouveau diocèse était érigé et son premier évêque, feu Monseigneur Langevin, de vénérée mémoire, y trouva les éléments voulus pour la formation de son Séminaire. L'oeuvre commencée, qui avait coûté tant de sacrifices et de dévouements à ses fondateurs, était précieuse, mais n'était encore qu'à ses débuts et ce n'était qu'un commencement.

Le premier évêque de Rimouski, par son énergie, son esprit clair et méthodique, sa formation pédagogique, était de taille à donner à l'oeuvre l'impulsion voulue pour atteindre le but que les devoirs de sa charge lui imposaient: la fondation d'un Séminaire pour la formation de ses prêtres et le recrutement de son clergé.

Si d'un côté, il voyait les populations de son diocèse bien pauvres, il savait aussi que la charité chrétienne a des ressources inattendues et que 1'obole du pauvre est toute puissante, et fort de ces espoirs, le 27 décembre 1868, il adressait un mandement mémorable à tous les fidèles de son diocèse, leur annonçant l'érection de son Séminaire, et instituant le denier de quinze sous par communiant pendant dix ans.

L'érection canonique de ce Séminaire fut proclamée par un mandement en date du 4 novembre 1870, et l'incorporation civile en était émise le 24 décembre de la même année.

La construction de ce nouveau Séminaire étant déjà commencée, la bénédiction de la pierre angulaire en avait lieu le 27 août 1871, et le 30 mai 1876, les nouveaux édifices, en des fêtes inoubliables auxquelles assistait presque tout l'épiscopat de la Province ecclésiastique de Québec, étaient inaugurés et bénis. A peine 5 ans après, le 5 avril 1881, le feu dévastait cette maison et réduisait en cendres le fruit de tant de labeurs et peines, de tant de dévouement et de sacrifices.

L'oeuvre de notre premier évêque passait par le creuset de la souffrance, mais n'était pas morte. Ses supérieurs, directeurs et bienfaiteurs, soutenus par leur charité ardente, se remirent courageusement à l'oeuvre et ont pu nous donner, par une suite ininterrompue de sacrifices inombrables (sic), la maison que nous avons le bonheur d'inaugurer ce soir, et qui, comme nous l'avons noté en commençant, marque l'épanouissement complet de l'oeuvre au point de vue matériel. Donc en l'espace d'un demi siècle à peine, -1876-1925, - le Séminaire de Rimouski a réédifié deux fois son oeuvre et d'une manière magnifique, d'une manière étonnante. Nous disons que c'est là un développement rapide et une oeuvre voulue et bénie de Dieu. Dans l'ordre moral, le Séminaire de Rimouski a réalisé les espoirs de ses fondateurs et bienfaiteurs et a rempli sa mission en donnant trois évêques à l'épiscopat canadien, plusieurs dignitaires ecclésiastiques tant réguliers que séculiers, au delà de 400 prêtres suivant le coeur de Dieu, des milliers de bons citoyens, qui dans toutes les professions, toutes les carrières et toutes les situations ont fait et font l'honneur de la maison, la force de la race et l'espoir de l'Eglise.

Il a de plus formé des élites; et s'il m'était permis de consulter l'ordre des Jésuites, l'ordre des Dominicains et les religieuses Ursulines, je ne serais pas surpris que ce ne sont pas les évêques sortis du Séminaire de Rimouski, qui sont les moins vénérés et les moins admirés. Sur la scène politique, le ministre qui semble occuper la place la plus grande et la plus importante - les avocats le considèrent comme tel, - n'est-ce pas le ministre de la justice, un élève du Séminaire de Rimouski? est-ce que le grand et solide parti libéral de la Province de Québec n'a pas jugé - et avec raison, je crois, - que le seul qui était de taille à porter le manteau de Sir Wi1frid Laurier n'était pas un élève du Séminaire de Rimouski? les plus hautes décorations que la Couronne britannique confère à ses soldats éminents, n'ont-elIes pas été octroyées et ne couvrent-elles pas la poitrine d'élèves du Séminaire de Rimouski? et enfin, si je m'adressais aux conscrits de 1918, est-ce qu'ils ne me répondraient pas que le plus grand général qu'ils connaissent, n'est pas encore un élève du Séminaire de Rimouski? si Henri Bourrassa voulait me dévoiler toute sa pensée, ne me dirait-il pas que les journalistes qu'il redoute le plus, ceux avec qui il a refusé de croiser le fer et cessé de batailler sont encore des élèves du Séminaire de Rimouski? Les élèves de Rimouski se distinguent si bien sur tous les théâtres qu'Olivar Asselin, à une réunion des confrères de Rimouski installés et vivant à Montréal, pouvait leur dire: "Mes amis, si les choses continuent de marcher comme elles vont à l'heure actuelle, il y a lieu d'espérer que la colonie rimousquoise va bientôt pouvoir annexer la ville de Montréal."

Je n'ai pas vu que la chose se soit encore réalisée, mais je puis ajouter que la direction du Collège des Médecins et Chirurgiens de la Province de Québec a à la tête de ses bureaux un élève de Rimouski, qui lui a donné un essor jusque-là inconnu, et si vous consultez les régistres de nos universités, vous verrez y figurer les élèves du Séminaire de Rimouski en place honorable.

En terminant ce bref énoncé des gloires de notre mère, la réflexion d'un empereur romain me revient en mémoire. La Rome païenne faisait, comme vous le savez, de ses empereurs une apothéose dithyrambique après leur mort. L'un d'eux, sur le point de mourir, songeant à cette apothéose, s'écria: "Je sens que je deviens dieu!"

Je n'ai pas besoin de vous dire en quoi, nous, les élèves du Séminaire de Rimouski, différons des anciens empereurs romains, seulement ce n'est pas sans un sentiment de légitime orgueil que nous nous réclamons de cette maison. Nous nous sentons... non pas devenir des dieux, mais en fort bonne compagnie.

Et s'il m'était permis en terminant de vous adresser un mot, mes chers et jeunes confrères, qui avez le bonheur de suivre actuellement les cours de cette maison et d'habiter sous son toit béni, je vous dirais: "Profitez bien de ces années, elles sont précieuses et ne reviendront plus. C'est à présent que vous allez poser les bases de votre science et de votre formation. Si ces bases sont solides, quel que soit le chemin que vous preniez, quelle que soit la carrière que vous embrassiez, quelle que soit la difficulté des temps présents, vous pourrez envisager l'avenir avec confiance, vous pourrez être utiles à votre famille, à votre race et à votre religion, et après, arriver heureusement au port."

Si, comme le dit Michelet, "le sacrifice est le point culminant de la vie humaine", et, comme ajoute le comte Albert de Mun, "la vertu est la volonté du sacrifice: sacrifice des passions, sacrifice de la richesse, sacrifice du bonheur ou du succès recherché et choisi librement par une volonté maîtresse d'elle-même," mes jeunes amis, soyez assurés que vous habitez la maison de la vertu. Vous n'avez qu'à regarder autour de vous: dans le passé comme dans le présent, cette maison, elle a été fondée dans le sacrifice, elle s'est développée dans le sacrifice, elle vit et s'épanouit dans le sacrifice librement choisi et noblement recherché.

Unissons-nous donc, messieurs, en ce beau jour de fête, pour souhaiter longue vie à notre Mère et lui dire: "Maison bénie de Dieu! continue ton oeuvre de science et de lumière, de charité et d'amour, pour notre belle jeunesse canadienne-française et catholique, espoir de l'avenir de la race et de la religion en ce pays. Continue de planer dans les espaces et sur les hauteurs que la vertu de tes fondateurs, bienfaiteurs et directeurs t'a fait gravir. Ton oeuvre, qui se confond, ou plutôt, ton oeuvre qui est destinée à soutenir l'oeuvre de notre Sainte Mère l'Eglise elle-même, repose sur le roc. La pluie peut tomber, les torrents déborder, la tempête se déchainer et fondre sur toi, tu ne seras pas ébranlée, parce que l'Architecte divin, qui en a inspiré le plan à ses constructeurs, lui a donné pour fondement, comme à son Eglise, le roc inébranlable de la Vérité et de l'Autorité divine, contre lesquelles les portes de l'enfer ne prévaudront jamais.

Et avec le prophète en terminant nous dirons: « Heureux l'homme, heureux le peuple dont la jeunesse a porté de bonne heure ton joug salutaire! "Cet homme, ce peuple vivra dans le Temps et dans l'Eternité." »





Sermon de S.G. Mgr R.-M. Rouleau, O.P., évêque de Valleyfield,.
à la bénédiction du nouveau Séminaire,
le 4 novembre 1925.

"Vos autem genus electum, regale sacerdotum."
"Vous êtes la race élue, le sacerdoce royal."
1 Pet. II, 9


Messeigneurs,
Messieurs les Directeurs et Professeurs,
Mes chers amis,

Le Souverain Pontife Pie X écrivait aux Evêques du monde catholique en montant sur le trône de Saint Pierre: "Formez le clergé à la sainteté. Il n'est affaire qui doive céder le pas à celle-ci. Le meilleur et principal de votre zèle doit se porter sur vos séminaires." (E Supremi, 4-10-03)

En effet le Séminaire est la grande sollicitude de l'Evêque chargé de perpétuer le sacerdoce. C'est dans cette maison bénie que se forment les prêtres, porteurs du nom de Jésus-Christ devant les peuples. Sans prêtre, il n'y a plus d'évangélisation, plus de sacrifices sur nos autels, plus de ministère de la réconciliation des âmes repentantes avec le Seigneur, dont le juste courroux est apaisé. Sans prêtre, c'est l'Eglise déserte, abandonnée. Et le Saint curé d'Ars ne craignait pas d'affirmer "Si les prêtres disparaissaient pendant cinquante ans, les foules adoreraient les bêtes."

Au contraire, que se lève la vaillante génération des prêtres selon le coeur de Dieu; qu'ils apparaissent l'esprit rayonnant des lumières de la science sacrée, et le coeur rempli du feu de l'amour divin, aussitôt la gloire du Temple est assurée; l'immolation de la Victime immaculée réconcilie le Ciel et la terre; la parole de Dieu court par l'univers: elle croît et se multiplie; le règne de Notre-Seigneur Jéus-Christ est solidement établi ici-bas. C'est enfin le choeur innombrable des élus chantant au haut des Cieux l'infinie miséricorde du Seigneur.

Mais ces insignes bienfaits ne pourront être accordés au ciel et à la terre que si l'Eglise de Jésus-Christ possède des maisons de formation sacerdotale.

Heureux l'Evêque qui peut répondre à ce devoir avec la magnificence que nous contemplons aujourd'hui! Bâtir une église est certes une grande oeuvre! Mais bâtir un séminaire où l'on prépare l'homme qui dresse l'autel, qui sanctifie et qui consacre; où l'on élève les hérauts et les témoins de la lumière, "ut testimonium perhiberent de lumine." (Jo. l, 7.) Quelle grâce et quelle gloire!

C'est la vôtre, Monseigneur de Rimouski. Votre grande âme épiscopale a conçu le projet de ce noble édifice. Des collaborateurs, dévoués autant que distingués, ont travaillé à son exécution. Les largesses de votre clergé et la charité de vos diocésains en assurent la prospérité. Que tous soient bénis de Dieu et des hommes! car vous avez la foi agissante et vous bâtissez sur l'amour!

Nous disons que le Séminaire a pour mission spéciale de donner de dignes prêtres à l'Eglise du Christ. A cette fin, (I) il doit discerner les appelés au sein de la jeunesse étudiante, (II) il doit les préparer au ministère des autels.

I

C'est Jésus-Christ qui choisit lui-même les ministres de son Eglise. Sa souveraine sagesse, sa puissance et son amour, assignent de concert à chacune des créatures raisonnables le rôle qu'elle doit remplir ici-bas pour glorifier Dieu, et acquérir la couronne de gloire.

Ce principe suffirait pour lui attribuer les vocations sacerdotales. Toutefois, le Seigneur s'est plu à déclarer explicitement, que l'élection des prêtres était bien son oeuvre propre: "Non vos me elegistis, sed ego elegi vos." (Jo. XV, 16.)

Le bon prêtre a entendu cet appel, plein de mystère et de charme, que lui a transmis l'Esprit de Jésus, et il a répondu à cette voix aimable et bienfaisante en correspondant à la grâce qui le prévenait.

Mais tous les membres du clergé ont-ils été favorisés d'une telle vocation?

Sans doute l'immense majorité de la tribu sacerdotale a suivi l'invitation du Seigneur, lui redisant comme à l'apôtre: "Veni sequere me." (Lc XVIII, 22.) Mais l'histoire de l'Eglise, la discipline canonique nous forcent à avouer qu'il y a eu, de temps en temps, des prophètes qui n'étaient pas envoyés, (Jér. XXIII, 20.) et des pasteurs qui ne sont pas entrés par la porte, dans la bergerie. (Jo. X, 1.)

C'est afin de prévenir ces malheurs que l'Eglise a institué les séminaires.

Leur première fonction sera donc de discerner les élus: "discernere electos." Tâche difficile! Tâche aussi importante que délicate! En effet, si l'élection des clercs resplendit de toute éternité dans le Verbe, elle est souvent enveloppée d'obscurité sur la terre. Et qui ne voit que du choix des élus dépend l'honneur ou la honte de l'Eglise ici-bas?

Pourtant, le discernement doit s'opérer dans la masse des enfants qu'abrite le toit hospitalier du séminaire. Presque tous ont pressenti l'appel d'En-Haut. Et ce n'est pas en vain que le Seigneur les groupe dans cette maison sainte. Si quelques privilégiés, attirés dès leur bas âge par une grâce plus sensible, ont déjà formulé dans la candeur de leur âme la réponse attendue du Bon Maître: "Ecce ego, mitte me", Me voici Seigneur! "Oui, par votre grâce et selon votre parole, un jour je serai votre prêtre;" il en est d'autres, n'est-il pas vrai? qui n'ont qu'une vision confuse du Sacerdoce, et qu'une perception vague et lointaine de la voix du Ciel. Puis, à leurs côtés, grandissent des condisciples, émules de leur progrès et de leur piété, que le Seigneur n'appelle pas au Sanctuaire, mais qu'il réserve aux carrières du siècle, afin qu'ils s'y dépensent pour la gloire de son Père et le bien de la société chrétienne. Qui fera germer toutes ces semences tombées des cieux? Qui les fera épanouir en pleine lumière? Qui désignera à chacun le poste qui lui est assigné providentiellement par le décret de l'Eternel? Ce résultat sera le fruit de l'atmosphère du Séminaire, et de la direction qu'il assure à la jeunesse.

L'étude des vocations! Elle s'accomplit à la lumière de la Sainte Foi. Elle se poursuit tout le long des classes profanes et sacrées, jusqu'au pas décisif qui engage la vie pour l'Eternité.

N'a-t-elle pas pour objet de démêler les sentiments profonds, les mobiles secrets qui inclinent de préférence vers telle détermination? Nulle concession ne peut être faite aux intérêts terrestres; seules la volonté et la gloire de Dieu doivent être son guide. Elle s'applique à découvrir les âmes cléricales, à reconnaître en elles des dispositions sérieuses à la piété et des aptitudes au labeur intellectuel. C'est un travail de haute consience et d'une redoutable responsabilité; car si la sainteté du prêtre assure la sanctification des peuples, sa déchéance entraîne la démoralisation des fidèles.

Si l'Eglise a pleuré sur tant de défaillances au cours du XVIe siècle, n'est-ce pas que le sanctuaire était envahi par un clergé sans vocation ou sans préparation? Il a fallu le décret sauveur du Concile de Trente, "Cum adolescentium aetas" pour rendre à l'état ecclésiastique le double éclat de la science sacrée et de la sainteté sacerdotale, sans lequel il ne peut compter ni sur l'estime, ni sur la confiance des populations. Grâce à la vigoureuse initiative de l'auguste assemblée, Pie IV et saint Charles Borromée en Italie, le Bienheureux Barthélemi des Martyrs en Portugal, et en France, la glorieuse trinité composée de saint Jean Eudes, de saint Vincent de Paul et du vénérable Olier, ont organisé des séminaires fameux, qui ont été la consolation et la gloire de la sainte Epouse du Christ. Et si notre clergé canadien a été à la hauteur de la tâche difficile de l'évangélisation d'un continent, et de la formation catholique d'une jeune nation, ne doit-il pas cette grâce au séminaire fondé par le premier Evêque du Canada, au séminaire de Monseigneur de Laval! Gloire, bénédictions, actions de grâces soient rendues à Dieu pour l'ineffable don qu'il a fait à son Eglise.

II

Discerner les candidats au sacerdoce: telle est la première oeuvre du Séminaire. Mais une fois distingués, quelle préparation donner à ces élus, pour qu'ils répondent dignement à l'honneur qui leur est conféré?

Elle est double: morale et intellectuelle.

"Virtutibus imbuere". Avant tout, voilà ce que demande l'Eglise pour ces adolescents, espoir de ses autels. Les imprégner, les pénétrer de vertus. Ecole de sainteté, l'Eglise veut des maîtres qui soient saints eux-mêmes, afin de la féconder, en lui donnant une race choisie, une nation sainte et un peuple acquis à Dieu pour annoncer les vertus de Celui qui nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. (1, Petr. II, 9)

Ce qu'elle demande à ses ministres, ce n'est donc pas une vertu superficielle, une perfection de néophyte, mais une longue habitude de noblesse morale : "Non sufficit bonitas qualiscumque sed requitur excellens", déclare saint Thomas d'Aquin avec tous les docteurs. (1. Tim, III, 6.) Elle ne se contente pas des apparences de la piété, elle exige la pratique ancienne du renoncement, de l'obéissance à la loi fondamentale de l'abnégation, sans laquel il n'y a pas de perfection chrétienne: "Si quis vult post me venire, abneget seipsum." (Matth. XVI, 24.) Elle réclame un esprit jugeant toute chose avec amour à la lumière de la Sainte Foi; une volonté qui ne compte pas sur son ressort naturel, mais qui s'appuie avec confiance sur le bras tout-puissant de Dieu. Elle recherche des coeurs trempés dans la charité, et elle veut que l'amour de Dieu règne en dominateur dans les âmes des aspirants au sacerdoce. Grâce à ces forces surnaturelles, les fautes graves sont bannies; et, par une discipline bienfaisante, le jeune homme exerce une maîtrise féconde sur ses énergies, ses passions et ses instincts, dans un fier rayonnement de pureté, de vaillance et de dévouement. Ce que l'Eglise veut encore, ce sont des âmes ouvertes à toutes les influences de l'Esprit-Saint, des âmes affermies, avec puisssance en l'homme intérieur, enracinées et fondées dans le Christ Jésus, Notre-Seigneur. "Radicati et superaedificati in ipso Domino Jesu Christo" (Col. II. 7).

Soulevés par le souffle qui ébranla le Cénacle, et qui fait toujours les apôtres, les ministres de l'autel, ainsi façonnés et oints pour le Sacerdoce royal, apparaîtront au peuple pour ce qu'ils sont en réalité, les continuateurs, les ambassadeurs du Christ, d'autres Christ eux-mêmes: "Sacerdos, alter Christus"!

A mesure qu'il recevra cette indispensable formation religieuse et surnaturelle, le jeune homme ouvrira plus largement son esprit aux sciences qui doivent en être l'ornement: "Scientia ornare".

C'est la préparation littéraire et scientifique. Dans les classes de lettres, d'abord, l'intelligence se familiarise plus spécialement avec la langue de l'Eglise, et apprend l'art de donner à ses conceptions un vêtement de beauté. (I) Puis dans les classes de science, elle s'adonne surtout à l'étude de la philosophie, selon les directions pontificales. (II) Puisse-t-elle se pénétrer vraiment des principes, de la méthode, de la doctrine de saint Thomas d'Aquin, non pas adultérés par des soucis d'écoles tardives, mais tels qu'ils sont, en eux-mêmes, et tels que présentés par l'Eglise, Maîtresse de Vérité. (III) La vigueur et la justesse de l'esprit, non moins que l'ordre, la clarté et la précision des pensées, seront la première récompense de son labeur.

(I)    C. J. C. c. 1364; Pie XI, Officiorum, 1-8-22.
(II)   C.J. C. c. 1366; Léon XIII, Depuis le jour... 8-9-99.
(III)  Pie X, Motu !proprio, 29 juin 1914; S. Stud. C. 27-7-14

Après s'être désaltéré à l'eau des sciences humaines, le clerc est préparé à goûter, à savourer le vin des Saintes Ecritures. Qu'il applique l'ardeur de ses jeunes forces aux diverses sciences sacrées, qui lui découvrent des horizons illimités; qu'il aille avec entrain, avec allégresse à la science suprême de la terre: la sainte Théologie. Apparentée à la science même de Dieu, dont elle est une partcipation humaine, elle le rendra bon, d'une bonté excellente, s'il sait en vivre! Fortifié par la moelle du dogme, orné des vertus cléricales, il est mûr pour la grâce des saints Ordres, et, assez robuste pour porter sur ses épaules, avec le secours du Christ, la grande mission du Sacerdoce catholique.

Prosterne-toi, ô lévite aimé de Dieu, et, au nom et par l'action du Prêtre Unique et Souverain, reçois du Pontife la consécration qui fait les prêtres du Christ; sois le docteur et le pasteur des peuples. Qu'en toi brille à jamais la sainte alliance, l'amicale union de la doctrine et de la piété; car la doctrine sans la piété fait le prêtre arrogant, et la piété sans la doctrine le rend inutile. "Ut perfectus sit homo Dei, ad omne bonum instructus". (2, Tim. V, 17.)

Tel est, dans ses grandes lignes, le programme commun à tous les séminaires. "Discernere electos, virtutibus imbuere, scientia ornare." Tel est celui qui a donné au Ciel, dans le passé, tant de saints prêtres, et qui donnera à la terre, dans l'avenir, un clergé pieux et instruit, puissant en oeuvres et en paroles. Tel est celui qui sera en vigueur dans cette maison, sur laquelle nous implorons tous, d'un coeur joyeux, et plein d'espoir, les plus fécondes bénédictions du Ciel.

Dans l'être humain, c'est l'âme immortelle qui bâtit son corps et l'adapte à ses besoins. Si l'analogie nous permet de transposer cette doctrine dans le monde matériel, quelle âme de noblesse et de lumière, de piété et d'apostolat, a travaillé à construire ce vaste et parfait organisme qui nous entoure! L'Eglise qui possède en cette prospère région un tel monument peut entretenir les plus altières espérances!

Il nous est sans doute permis de lui appliquer avec une sainte allégresse les paroles prononcées sur le berceau du Précurseur: "Multi in ejus nativitate gaudebunt". (Lc 1, 14.) Beaucoup se réjouiront d'y avoir puisé une formation sacerdotale complète et élevée. Nombreux les Prélats qui se réjouiront de posséder une telle institution près de leur trône épiscopal. Nombreuses les âmes qui se réjouiront de devoir à ce foyer de grâce et de vérité leur éternelle union avec Dieu. Qu'ils se réjouissent tous sur la terre, en attendant l'indéfectible bonheur des Cieux. Ainsi soit-il.





Discours prononcé par M. le chanoine FORTUNAT CHARRON
à la distribution des prix du 16 juin 1927


Messieurs,

L'année se clôt pour nous dans la détresse d'un grand deuil. Et, quand il y a un instant nous décernions aux vainqueurs des joutes académiques les lauriers du triomphe, ces symboles de l'allégresse se transformaient en notre pensée en rameaux de noirs cyprès, signes funèbres. A peine venions-nous, en effet, d'inaugurer le nouveau séminaire, fruit des sacrifices et des espoirs du diocèse, que l'épreuve a frappé notre maison, qu'elle l'a frappée dans ce qu'elle avait de plus cher. Le chanoine Joseph-Alphonse Moreault, qui, depuis plus de deux ans présidait aux destinées de notre institution, après y avoir occupé les postes de confiance réservés aux âmes de choix, le chanoine Moreault s'est arrêté au milieu de son activité féconde, dévoré par un mal implacable. II a lutté, il a souffert; et malgré nos prières éplorées, malgré notre douleur, le 6 mai dernier il s'en est allé vers le Dieu des récompenses. Plus tôt que nous l'aurions voulu, dans notre légitime égoïsme, il a pris part à la distribution solennelle et ultime des prix, dans laquelle sans doute il a été, comme jadis écolier, largement le bénéficiaire: Merces mea magnanimis.

Je voudrais m'en tenir à ce simple rappel de notre deuil, et ne pas projeter plus longuement sur cette fête, comme m'y inclineraient mes sentiments intimes et comme l'eût désiré celui que nous pleurons, l'ombre de notre douleur; mais d'un autre côté je dois au vaillant compagnon d'armes tombé au champ d'honneur, au midi d'une très noble vie, je dois au prêtre qui a si bien servi la cause de Dieu et qui nous a tant de fois édifiés, l'adieu suprême, l'hommage reconnaissant de ceux au service desquels il a donné sa vie.

II y a trente ans cette année que nos vies s'étaient rencontrées. En 1897, Joseph-A. Moreault faisait sa classe de Versification, tandis que Louis, son frère cadet, et celui qui a l'honneur de vous adresser la parole s'exerçaient aux déclinaisons latine et grecque, dans la première classe des Humanités (Syntaxe-latine actuelle). Très brillamment doué, comme son frère, du reste, qui me pardonnera cette indiscrétion autorisée par une amitié déjà vieille, Joseph Moreault occupait en classe la première place, au milieu de très brillants élèves; et les palmarès de l'époque témoignent des succès remarquables du jeune étudiant. A ce moment je n'ai qu'à reporter mes regards sur ces souvenirs déjà lointains pour revoir avec netteté et précision, comme si la scène se déroulait en ma présence attentive, mes contemporains forgeant leur destinée, dans l'humble et très exiguë salle d'étude du Petit-Séminaire. La Providence, sans doute, permet dans l'âge mûr cette reviviscence des impressions du jeune âge, afin que l'homme déjà fatigué et peut-être un peu désabusé au spectacle de tant de rêves aux ailes brisées, puisse se retremper, ainsi qu'en un bain salutaire, dans la noble ardeur, dans les ambitions nécessaires et dans les fécondes énergies dont se gonfle, au contact des maîtres, l'âme de la jeunesse… Joseph Moreault est à son pupitre; il a fermé son livre, après l'avoir à peine effleuré d'un oeil distrait, pourrait-on croire.

Mais sa mémoire très vive a ramassé en ce coup d'oeil les éléments essentiels de la leçon; et maintenant, la tête à la crinière léonine rejetée en arrière, les yeux fixés vers un point indéfini du plafond, il médite ce qu'il a lu, il analyse, il discute avec lui-même, il juge, il se fait une synthèse. Les fervents du mot à mot et du style perroquet prennent pour de la musardise ces méditations; mais l'étudiant soi-disant musard révèle à ses intimes que c'est sa méthode à lui de se placer si brillamment au premier rang parmi ses condisciples. Il travaille et sait travailler.

Mais le règlement nous a bientôt conduits de l'étude ou de la classe à la salle ou à la cour de récréation: Joseph Moreault y prend sa place naturelle, la première, par son rire large et sans contrainte, par son ardeur au jeu, par sa pétillante taquinerie, condiment en quelque sorte essentiel des amitiés profondes; la première à la balle au mur, jeu des champions d'alors, à la balle au camp, dont il s'improvise "receveur", quand se forme, avec des moyens de fortune, le premier club de base-baIl du Séminaire de Rimouski. L'équipement matériel est rudimentaire, mais l'enthousiasme atteint du coup son apogée, grâce à la fougue et à la gaieté communicative des chefs.

Ainsi se passe notre jeunesse heureuse. Mais le jeune boute-en-train a cependant entendu la voix de Dieu, dans le silence auguste de ses méditations et de ses coeur-à-coeur avec le Divin Maître, après le banquet sacré: il sera prêtre, comme certains de ses proches, dont les exemples apostoliques ont fortifié et fait grandir en son âme les germes de vocation éclos au sein de sa pieuse famille.

Quatre ans de séjour au Grand-Séminaire de Québec lui permettent de développer dans la plus large mesure, sous l'influence de la théologie sacrée, de la forte discipline et des riches traditions des fils de Laval, les dons précieux de son intelligence et de son coeur. Le 13 mai 1906, il reçoit des mains du vénérable archevêque de Québec l'onction qui fait les prêtres.

Or si le prêtre est de par sa fonction essentielle le sacrificateur pour les péchés des hommes - Ut offerat dona et sacrificia pro peccatis - il est aussi le collaborateur de ceux à qui le Maître a dit: "Allez et enseignez" Euntes docete! En notre pays en particulier, au prêtre incombe la redoutable responsabilité de préparer par l'éducation des générations nouvelles les lendemains glorieux de l'Eglise et de l'Etat. Et qui est plus naturellement désigné pour l'auguste fonction de l'enseignement et de la formation des jeunes que celui dont les brillantes facultés ont été couronnées par une vertu et une science éminentes? Aussi, les Directeurs ne manquèrent-ils pas, vu les espoirs que l'on fondait sur lui, de s'associer l'abbé Moreault, au lendemain de son ordination sacerdotale.

Au vrai, cette recrue dans le personnel de l'année 1906 ne paraît pas superflue, car à cette époque, six prêtres en tout se partagent avec quelques séminaristes la direction, l'administration, les chaires et, disons-le franchement, les ennuis et les épreuves extrinsèques qui ne manquent jamais d'assaillir les oeuvres destinées à la gloire de Dieu. Comment peut-on rencontrer les nécessités de l'heure et suffire à la tâche? En plaçant sur les épaules de chacun la besogne d'au moins deux hommes ordinaires, en travaillant tôt le matin et tard dans la nuit, en un mot en acceptant allègrement, tels qu'ils se présentent, les sacrifices à faire et les épreuves à supporter, quitte à solliciter plus ardemment de la Providence les bénédictions, la prospérité et les compléments nécessaires aux oeuvres ébauchées.

L'abbé Moreault, dès la première heure, prend sa part des fardeaux à porter. Il est chargé d'un cours de philosophie de deux heures chaque jour, d'un cours de théologie dogmatique, de la littérature et de l'histoire en Rhétorique. A l'automne de 1907, il ajoute à l'enseignement de la philosophie et de la théologie la direction générale des études... En fait, c'est pour le jeune professeur et préfet la vie rivée à la chaîne, comme le forçat à son boulet, c'est la servitude au sens le plus précis du mot; mais c'est la servitude bienheureuse, puisqu'elle a pour but la gloire de Dieu.

Deux ans s'écoulent ainsi; et l'abbé Moreault entend alors, qui réclame ses services, la voix du vénérable curé de Notre-Dame du Lac Témiscouata, dont les exemples et la protection ont assuré sa vocation. Il n'hésite pas: c'est là qu'est le devoir. Part-il sans espoir de retour? ou prévoit-il confusément que sa destinée le ramènera au Séminaire? Nous l'ignorons. Ce que nous savons, c'est que bientôt il n'a guère le temps de songer aux racines grecques, aux Annales de Tacite ou à la Somme de saint Thomas d'Aquin. Il est vicaire, bientôt vicaire ad omnia, ad universa litatem causarum. L'oncle que courbe l'âge insensiblement se décharge sur les épaules du neveu robuste; l'administration paroissiale ordinaire déjà suffisamment chargée s'alourdit de l'organisation et de la direction d'un couvent naissant de religieuses, d'un centre de colonisation à guider et à développer, sur les rives orientales du Témiscouata. Le prêtre novice est cependant à la hauteur des problèmes à résoudre. Pour le pasteur, il est le collaborateur fidèle et sage, l'ami, le frère, l'autre soi-même sur qui repose une confiance justement méritée; pour les fidèles, il est le guide éclairé, le père condescendant, qui connaît chacun de ses fils par son nom, par son sourire, par chacune des beautés de ses traits, et peut-être aussi chacune de ses laideurs, s'il s'en peut rencontrer.

Au demeurant, ainsi en est-il dans toutes nos paroisses chrétiennes, où le prêtre continue l'oeuvre terrestre du Bon Pasteur. Curare : Prendre soin des intérêts de Dieu et des intérêts des âmes. La plume harmonieuse de Lamartine l'écrivait jadis: "Il est un homme dans chaque paroisse qui n'a point de famille, mais qui est de la famille de tout le monde; qu'on appelle comme témoin, comme conseil ou comme agent dans tous les actes les plus solennels de la vie... sans lequel on ne peut ni naître ni mourir, un homme que les petits enfants s'accoutument à aimer, à vénérer et à craindre; que les inconnus même appellent Mon père, aux pieds duquel les chrétiens vont répandre leurs aveux les plus intimes, leurs larmes les plus secrètes; un homme qui est le consolateur par état de toutes les misères de l'âme et du corps, l'intermédiaire obligé de la richesse et de l'indigence... qui n'étant d'aucun rang social tient également à toutes les classes... un homme qui sait tout, qui a le droit de tout dire, et dont la parole tombe de haut sur les intelligences et sur les coeurs avec l'autorité d'une mission divine et l'empire d'une foi toute faite."

Ainsi sont nos pasteurs. Ainsi était l'abbé Moreault, vicaire à Notre-Dame; ainsi est-il encore et surtout, comme curé titulaire de la même paroisse, après un apprentissage de dix ans, lorsque les yeux de son oncle vénéré se sont fermés à la lumière. Il est le docteur qui instruit. qui conseille et sait reprendre à propos; animé du zèle de la maison de Dieu, il restaure avec piété l'église de Notre-Dame et en fait une des plus belles du diocèse; il songe aux moissons futures du sanctuaire, discerne et dirige vers le Séminaire les enfants de la promesse… Ses paroissiens le vénèrent et l'aiment comme un père. N'en aurions-nous eu d'autre témoignage que la longue suite de visiteurs, maire en tête, qui affluèrent de Notre-Dame au Séminaire, quand la maladie frappa leur ancien curé, que la preuve serait plus que suffisante. Et comme il rendait son affection à l'excellente population de Notre-Dame! Et avec quels intérêts!... Quelles racines profondes son âme avait plongées au sol du merveilleux pays de Témiscouata, magna parens virum! A l'entendre causer plus tard de cette région, on aurait cru que la Providence ne lui avait refusé qu'un bonheur, celui de naître au "Détour-du-Lac" plutôt qu'aux rives cependant si chères de la rivière Métis....

Et pourtant, si chaudes que fussent ces affections, il devait se dégager de leur étreinte; si forts que fussent ces liens du coeur et de l'intelligence, un acte de sa volonté devait les rompre. Pendant l'hiver de 1919, celui qui présidait alors aux destinées de notre institution se présenta un jour chargé de mission à son presbytère, et, sans précautions oratoires du reste inutiles en la circonstance, lui tint à peu près ce langage concis: "Acceptez-vous de revenir au Séminaire?"... Les Directeurs de la maison ne pouvaient ignorer en effet que le jeune curé possédait une bibliothèque de tout premier choix, que les livres de cette bibliothèque ne sommeillaient pas sous la couche classique de poussière, que le docteur en théologie de Laval n'avait pas cru que ses parchemins lui conféraient le droit de ne plus étudier, de tout oublier, et de s'en remettre en toute confiance, pour l'expédition des affaires, à la facile expérience, maîtresse de la vie... Rencontrant donc en sa personne l'excellent curé doublé du savant, ils avaient jeté sur lui les yeux pour la direction immédiate du Grand-Séminaire... "Acceptez-vous de revenir au Séminaire?" demande l'ambassadeur. II ne sait s'il doit espérer une réponse affirmative ou craindre une fin polie de non-recevoir. En son esprit se confrontent d'une part le beau presbytère, où l'hospitalité se fait aussi large que le coeur, l'église somptueuse, les oeuvres chères, des ouailles adorées, et, d'autre part, la cellule étroite et sévère du Séminaire, la vie recluse et concentrée du professeur, l'existence en quelque sorte anonyme et anéantie dans un rouage compliqué, les ressources matérielles réduites pratiquement au niveau du voeu de pauvreté. Mais la réponse ne se fait pas attendre. Comme s'il s'agissait d'une chose banale, l'abbé Moreault de répondre à mi-voix, avec calme et sans émotion apparente: "Si le Séminaire désire mes services, et si Monseigneur m'y autorise, je suis prêt."

D'un seul mot il avait rompu toutes ses attaches à sa paroisse; d'un seul geste il avait arraché du sol de Témiscouata, au prix de déchirements intimes que l'on soupçonne, l'arbre fort et vigoureux de ses affections; d'un seul acte de volonté il renonçait à la liberté du foyer bien à lui, à ses habitudes, à ses relations, à cette multitude de petites choses qui sont tant, de petits riens qui sont tout, et dont la possession fragile et fugace constitue le bonheur relatif de cette vie.

... Et, dans mon imagination, je me le représente, le soir de ce jour, répétant dans la solitude de sa méditation la parole de l'apôtre: "Ecce nos reliquimus omnia et secuti sumus Te. Seigneur nous avons renoncé à tout pour vous suivre"... Et j'entends aussi la réponse qu'il dut entendre: "En vérité, je vous le dis, celui qui aura quitté pour mon nom sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère... recevra le centuple et aura pour héritage la vie éternelle". (Matt. XIX, 27)

A la rentrée de 1920, il occupait la fonction de directeur des séminaristes, après avoir été, entre temps, appelé au conseil épiscopal.

C'est désormais la vie du collège, ou, plus exactement - car la règle, le milieu et l'esprit en sont différents - la vie du séminaire. Lever tôt du matin, exercices déterminés à la minute précise, assiduité de tous les moments, direction spirituelle à préparer et à donner, entraînement d'âmes novices vers l'idéal de la vie sacerdotale, la perfection du prêtre éternel, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ars artium regimen animarum, a-t-on écrit très justement. L'art des arts consiste dans la sage direction des âmes. Avec combien plus de vérité encore peut-on répéter l'ars artium, quand il s'agit de la direction des futurs prêtres, de ceux qui seront demain le sel de la terre et la lumière du monde. Oh! comme alors le ministère est redoutable, comme il requiert des trésors de vertu et de science, comme il exige l'abnégation, le dévouement, l'exemple, pour tout dire, afin que les aspirants au sacerdoce puissent, aux leçons de leur directeur, entendre comme un écho de la parole évangélique: "Je vous ai donné l'exemple afin que vous fassiez comme j'ai fait". Les jeunes prêtres que forma le chanoine Moreault me sont témoin qu'il fut le directeur savant et vertueux, l'homme de prudence, de conseil et d'exemple. Au prix de quelle abnégation, nous l'ignorons; car personne, que je sache, ne reçut de confidence à cet égard; mais il n'est pas téméraire de penser que le passage de la cure au Grand-Séminaire ne se fit pas sans un pénible et méritoire renoncement. Un autre curé transformé par la nécessité de l'heure, après vingt ans de ministère paroissial, en supérieur du Séminaire, un autre prêtre au zèle de feu, qui pendant cinq ans prodigua pour nous ses énergies impétueuses, le chanoine Charles-Philémon Côté, qui jamais ne permit qu'on soupçonnât en son âme quelque regret intime de ce qu'il avait quitté pour le Séminaire, l'héroïque chanoine Côté nous déclarait pourtant tout simplement, au seuil de la mort: "Chaque matin je devais renouveler mon sacrifice!... Et je crois en la confession d'un mourant de cette trempe.

La tombe a gardé le secret du chanoine Moreault sur le sujet; mais au bonheur évident qu'il éprouvait chaque fois qu'il pouvait retourner à son ancienne paroisse, à l'évocation fortuite de son ministère à Notre-Dame, à la tendresse dont débordait alors son coeur et brillaient ses yeux, il est permis de croire qu'il a dû, lui aussi, répéter plus d'une fois: "Non mea voluntas, sed tua fiat, Domine!"

Le triennat du Grand-Séminaire se termine à l'été de 1923. A ce moment, c'est pour nous la vie intense. Déjà se dressent les murs de la chapelle, et jaillit de terre, cyclopéen, le corps principal du Petit-Séminaire actuel. Or, le Procureur de l'époque a jusque là dirigé seul les finances ordinaires - et extraordinaires aussi! - de la maison, de même que les travaux de construction. Un partage de la besogne est devenu nécessaire, si l'on veut assurer la réussite des entreprises. M. le chanoine Moreault reçoit alors la direction de la Procure. Ses remarquables aptitudes, l'expérience qu'il a acquise comme curé bâtisseur, ses relations personnelles, tout le désigne aux lourdes fonctions d'administrateur d'un trésor plus que léger, et de négociateur avec le gouvernement de la Province, en vue du règlement définitif de la question si longtemps ajournée de l'Ecole d'Agriculture. Le nouveau Procureur s'acquitte si bien de sa fonction nouvelle que dès l'année suivante, et tout en restant ministre des finances, il est porté à la direction suprême de la maison.

C'est l'heure des réalisations tangibles; c'est l'heure où les entreprises audacieuses qui ont couronné en quelque sorte le conventum de 1920 vont recevoir à leur tour leur couronnement. La dernière tuile se pose, le dernier coup de pinceau se donne, notre jeunesse heureuse envahit les dortoirs nouveaux, les salles de récréation et d'étude baignées de lumière et d'action de grâces.

Le Supérieur préside à cette activité, il la stimule et la presse. De lui part le mot d'ordre de la direction générale, tant du Petit que du Grand Séminaire, de lui viennent les ordres immédiats et de détail pour les travaux à entreprendre, à continuer ou à terminer, au Séminaire, sur les fermes, à l'Ecole d'Agriculture, dont les murs s'achèvent, dont le parachèvement intérieur progresse. Les journées sont remplies, les soirées prêtent leur calme aux réflexions et aux prévisions nécessaires: c'est le grand labeur, dont le prix est parfois la joie des succès obtenus, parfois aussi la déception, toujours l'épuisement… Arrive enfin le jour de l'inauguration officielle; et, le 4 novembre 1925, l'Eglise par le ministère des trois évêques dont s'honore l'Alma Mater, consacre à Dieu les édifices somptueux dans lesquels ont pris corps les sacrifices d'un diocèse entier. M. le Supérieur résume en son âme la commune allégresse, son amour pou le Séminaire et son dévouement trouvent dans la splendeur de cette journée une récompense et un motif d'infinis espoirs. En avant donc! vers le grand progrès de l'institution si souvent éprouvée, aujourd'hui glorieuse.

Hélas! la Sagesse révélée et la triste expérience humaine nous apprennent que souvent le tombeau se creuse à côté du toit commençant à donner son abri. A peine les fêtes étaient-elles terminées qu'un mal mystérieux à l'estomac commença d'inquiéter l'homme à la santé jusque là si florissante. La Faculté interrogée plutôt par acquit de conscience que par inquiétude, ne crut pas qu'il fallût s'alarmer. Au surplus, il semblait hors de tout doute qu'une plus grande prudence à la besogne, et surtout le repos des vacances prochaines et peut-être prolongées, feraient disparaître le malaise troublant. Le mal pourtant s'aggravait avec nos alarmes. Il y a un an ce soir, quand M. le Supérieur prononçait son allocution de fin d'année chacun remarquait ses traits creusés, sa mine accablée, son front d'une pâleur de cire, ses joues bistrées à la hauteur des yeux, indices trop certains de la maladie qui fait, ces années-ci, tant de ravages et déconcerte les savants. Certains murmuraient déjà, n'osant croire à la réalité, le mot horrible de cancer.

Quelqu'aient été ses appréhensions personnelles, il ne manifesta aucune inquiétude grave; mais le lendemain de la rentrée de cette année, après une journée de travail épuisant pour cet homme déjà miné, il voulut connaître la vérité, toute la vérité. Les médecins diagnostiquèrent cette fois le mal tant redouté, ne laissant d'espoir au malade que dans l'intervention de chirurgiens fameux, au lointain Minnessota. Ce fut alors le terrible voyage vers le rayon de précaire espérance, en compagnie de son frère au dévouement si magnifique; ce fut le jugement inexorable du "rien à faire", qui d'avance enfonce les clous au tombeau; ce fut enfin le retour navrant vers le Séminaire plongé dans la plus cruelle affliction.

Commençait la montée du Calvaire; commençait l'éloquente prédication de la souffrance chrétiennement acceptée; commençait la transfiguration d'une âme passant de l'acceptation sacerdotale de la souffrance à la bénédiction et à l'action de grâces dans l'épreuve, selon le modèle de l'Apôtre.

Le condamné à mort - c'est ainsi qu'il s'appelle - sait que ses jours sont comptés, que tout est fini: il fait alors et sans broncher le sacrifice de sa vie: "Seigneur. que votre volonté soit faite!" A ses confrères qui le conjurent de demander, d'exiger avec eux et avec tant d'âmes ferventes la faveur d'un miracle, il répond: "Je vous remercie; mais je ne veux pas que vous demandiez ma guérison. Demandez que la sainte volonté de Dieu soit faite; je ne veux que cela". En une autre circonstance, comme l'un d'entre nous lui suggère des raisons d'espérer, il l'interrompt: "Nous avons l'un et l'autre passé l'âge des illusions, dit-il. Mon sacrifice est fait... Quand l'Evêque, à mon ordination, m'a appelé, j'ai répondu: "Adsum" présent!... Maintenant Dieu m'appelle: Adsum! Me voici! je suis prêt".

Mais si la volonté à prononcé son fiat, la nature encore vigoureuse se révolte et garde exaspérée la crainte physique de la mort. D'où résulte un abattement moral rappelant celui du Jardin de l'Agonie. La maladie cependant le tenaille, le crucifie, le fait se tordre, dans les moments où la volonté distraite n'impose pas au corps torturé sa discipline impérieuse. Pourtant, jamais un mot de plainte. La même courtoisie, le même sourire illuminé, le même regard clair, accueillent le visiteur. Tout va bien! c'est sa réponse, quand on l'interroge sur son état. Tout va bien: les initiés savent quel sens profond, et différent de ce qu'entend le vulgaire, il attache à cette formule.

Un seul sentiment, une seule pensée, et des plus nobles, l'émeut visiblement. "Je ne regrette rien, déclare-t-il un jour; cependant je sais que ma mort causera du chagrin à mes vieux parents, fera pleurer ma mère... Ils ont quatre-vingts ans... Je ne voudrais pas leur imposer ce sacrifice."... Et des larmes vite séchées troublent ses yeux... Heureux parents, qui possèdent un tel fils! Heureuse mère, dont l'énergie morale, la vie obscure et tissée d'épreuves, et surtout l'esprit de foi et la piété fervente ont façonné l'âme de ce sacrificateur! Heureux fils, qui veut jusqu'au seuil de l'éternité entendre la voix de sa mère, copier l'exemple qu'elle lui a tracé toujours, lui donner la preuve suprême d'amour!

A part ce voeu si noble de ne pas chagriner les siens, jamais il ne se permet l'expression d'un désir. Il ne veut rien, il ne demande rien. San infirmière dévouée doit deviner ce qu'il pourrait sauhaiter. A l'entendre, on fait beaucoup trop pour lui, il ne mérite pas les attentions les plus élémentaires… Si par hasard la souffrance lui laisse quelque répit, il s'intéresse. pratiquement au Séminaire, et en particulier, à la Procure, dont il aime à connaître le détail des opérations. Toutefois ce répit est plutôt rare et court, et alors il revient à son fauteuil ou à son lit de malade, ainsi qu'à l'autel où il s'offre en sacrifice.

"L'on n'a pas Jésus pour rien: il faut prendre part à sa croix," a dit Bossuet. La croix que porte notre vénéré supérieur lui fait trouver Jésus, dès ici-bas. Au feu de la tribulation, son âme s'épure, s'affine, se sanctifie. Il vit en la présence de Dieu, dans la méditation de la bonté de Dieu. "Dieu est bon, répète-t-iI. Il ne me donne chaque jour que ce que je puis porter. Je ne mérite pas cela." Sous l'influence des grâces dont le Maître le favorise, et parce que "la lumière pénètre en nous en même temps que la douleur", son horreur physique de la mort disparaît; il l'attend maintenant comme on attend un événement ordinaire, il lui sourit. Son ascension ne s'arrête pas là. Bientôt son âme atteint les sommets que touchent de leurs reflets les divines clartés. Et c'est alors ce que nous pourrions appeler la période mystique des bénédictions et des actions de grâces, la transfiguration opérée sur le Calvaire et non sur le Thabor… On a placé son lit en face de la fenêtre, afin qu'il puisse réjouir encore son regard au spectacle des écoliers qui s'amusent à la cour, des ouvriers qui travaillent à la ferme, du soleil qui dore la nature ressuscitée. Il voit partout la main de Dieu, la beauté de son oeuvre. "Le soleil est beau, dit-il avec une conviction chaleureuse; l'activité de la jeunesse est belle… C'est Dieu qui a fait cela... Tout ce que Dieu fait est beau... Le Ciel aussi sera beau". Avec effusion il remercie tous ceux qui l'entourent de leurs moindres services, il adresse surtout ses actions de grâces à Dieu, parce qu'il le fait souffrir. Comme l'Apôtre il surabonde de joie dans la tribulation; et, comme la croix, selon que l'enseigne Saint François de Sales, est "la porte royale pour entrer au temple de la sainteté", cette bénédiction de la croix et de la souffrance nous paraît assurer à celui qui bénit ainsi Dieu, dispensateur des croix, une place de choix dans les parvis célestes.

Mais la maladie accomplit son oeuvre, la fin approche. Tempus resolutionis instat... Il pressent que c'est la dernière nuit et que demain brillera pour lui la céleste lumière. Alors, avec une lucidité et une précision parfaites, d'une voix hachée, haletante et à peine perceptible, le regard comme fixé sur une vision de l'Au-delà, le masque ravagé, méconnaissable, mais gardant le lumineux sourire qu'on place sur les lèvres des saints, il donne à ceux qui l'entourent ses dernières recommandations, il fait son testament spirituel:

"Il faut des sacrifices, murmure-t-il. Le Séminaire a été fondé sur le sacrifice... Nous avons une grande maison grâce au sacrifice... C'est par la souffrance que nous accomplissons l'oeuvre de Dieu... Je veux mourir pour le Séminaire, afin qu'il devienne une grande oeuvre, à la gloire de Dieu et de la sainte Vierge... Je meurs pour vous.... parce que je vous aime... Aimez-vous les uns les autres.… Pardonnez... Pardonnez... Sanctifiez-vous... Cela seul compte"....

Son effort l'a épuisé, il s'endort... Il ne s'éveillera que pour accepter avec la plus touchante piété la sainte absolution qu'un confrère lui donne... Et c'est la fin... A six heures et demie du soir, le 6 mai, en la fête de l'apôtre de la charité, au moment où se termine l'heure d'adoration du premier vendredi du mois offerte pour lui, il s'en va vers le Ciel... Stabat mater. Sa mère douloureuse était là...

Quelle épreuve a fondu sur le Séminaire! quelle perte irréparable il a faite! quelles leçons il a reçues depuis huit mois, et surtout en ces dernières heures... Ainsi l'a voulu Celui qui frappe et Celui qui guérit. La grande oeuvre du Séminaire exigeait la douleur, cette "onction royale sacrant les fronts sur lesquels elle se pose" (P. Caussette). Seigneur, vous nous offrez une part de votre calice: que votre volonté soit faite!

Le 10 mai, nous l'avons conduit pieusement à l'humble coin de terre qu'il avait désigné dans son testament et que le Séminaire réserve à ceux qui l'ont servi. Il y repose à côté d'un de nos plus généreux bienfaiteurs. Touchant symbole en vérité... Ceux qui ont été associés dans la vie pour faire plus grande et plus belle notre maison, l'un par le généreux appui de sa bourse, l'autre par l'abnégation obscure de son labeur, sont réunis dans la mort à l'ombre du Séminaire. Dieu, semble-t-il, a voulu donner au cimetière naissant du bocage une particulière consécration par la présence simultanée du bienfaiteur et du premier supérieur tombé les armes à la main; il a voulu que de la sorte se fondât le monument des traditions devant rattacher les uns aux autres les ouvriers d'une même oeuvre, les grands et les petits, les illustres et les humbles, les générations disparues et les recrues nouvelles. Et nulle mémoire ne pouvait mieux que celle de notre chef, nul sacrifice et nul exemple ne pouvaient mieux que les siens, créer pour le présent et l'avenir un centre, un lieu de ralliement, en quelque sorte un temple, où viendront se rencontrer fraternellement l'affection pour les disparus, les regrets et la prière, cette fleur préférée des tombeaux.

C'est là qu'il nous attend, dans son repos sacré. Aux coins de son cercueil enfoui, quatre bouleaux d'argent, tels des cierges immenses, portent aux nues la foi, l'espérance et l'amour, cependant que dans la feuillée verte, les oiseaux joignent leur prière à celle des humains à genoux. Que la paix, sereine enveloppant ses restes vénérés, soit le signe et le gage de la paix éternelle de son âme, au sein de Dieu !